Une pièce effroyable dévoilant l’horreur de l’homme — son anthropophagie déléctable
Un gamin qui traîne, une foule qui se réunit comme à une soirée chic contemporaine, bavardant, posant, circulant, fluant : un programme périurbain se discute… et au milieu de ce prologue étrange, ça tente de se lancer, le jeu du Pouvoir au sein de l’Antique Rome essaye de drainer l’attention de la foule — avec une maladresse étouffée qui fait traîner les choses et permet d’éviter tout sentiment de rupture avec ce départ lointain dans le temps. Saturnin, fils aîné de feu l’empereur, bégayant et suintant, exquisément incarné avec une gêne juste, un effacement maladif, une difficulté de s’imposer, par Marcial di Fonzo Bo — dont le jeu nous avait toutefois paru plus beau de sobriété incisive dans Borges de Rodrigo Garcia, mis en scène par Mathias Langhoff.
Le conflit des frères princiers se joue, la gloire de Titus Andronicus, le gardien de l’Empire, est mise en avant, et la machine part, dans sa catastrophe insatiable, au sein de cette ambiance déroutante ; inéluctablement se succèdent les dix-sept tableaux de Schändung — terme que le fascinant Vinaver, à l’univers mental si plein d’accointances avec ce monde trouble, traduit par “viol”.
Les Formes et l’étrangère
Les formes légales, tout comme les préjugés, ont une fonction de sécurisation mentale pour l’être humain : dépourvu des réactions instinctives innées de l’animal et ayant la faculté de m’angoisser, ces mécanismes de prévisions, de constructions aprioriques du réel me permettent de me prémunir contre son insupportable incertitude. L’autre, je ne le connais pas, mais il ne m’effraie pas : je préjuge, je me protège… à l’en détruire.
Botho Strauss, dans son essai Le Soulèvement contre le monde secondaire : un manifeste, évoque René Girard : la violence c’est le potlatch originel, le don et échange premier, c’est le meurtre institutionnel, la violence fondatrice, qui fédère un groupe humain — pas le Père pour le coup, mais l’étranger, le bouc émissaire, ici la reine des Goths ennemis à travers son fils. Botho Strauss adopte une lecture anthropologique de la pièce de Shakespeare : qu’est-ce que l’anthropologie alors sinon une psychologie de l’universel humain, une investigation et enquête relative aux archaïsmes fondateurs qui structurent la culture, fondements d’ailleurs cultuels dont la civilisation croissante a perdu peu à peu le sens primitif, sacré, mais dont elle perpétue les gestes, les rites : racisme, xénophobie… Remarquons que nous pouvons alors nous demander si l’approche anthropologique n’est pas une investigation visant à transférer sur nos ancêtres, sur l’humanité entière, notre atroce décadence actuelle pour légitimer notre goût pour la pourriture, perpétuant ainsi les approches nietzschéennes…
Il nous faut reconnaître, toutefois, qu’à partir de cette analyse psychologique opérant par un a priori archaïque — une psychologie transculturelle — Botho Strauss parvient subtilement à expliquer nombre de fonctionnements et mécanismes d’horreur de notre société contemporaine (la droite extrême, la gauche extrême… voir son essai). Ce soubassement conceptuel lui permet de fonder une lecture féconde de la pièce la plus sanglante et baroque, la plus atroce de Shakespeare : Titus Andronicus, longtemps considérée apocryphe. En effet, elle ne semble pas avoir toute la portée existentielle des autres pièces du maître ; elle est une boucherie, elle pourrait sembler un catalogue sans art de toutes sortes d’horreurs plus nauséeuses les unes que les autres, et pourtant elle est de plus en plus jouée (adaptation filmique avec Anthony Hopkins, La Raison gouverne le monde de Christian Esnay…), elle nous parle, elle nous ravage, elle décèle le caveau d’une horreur intime que nous croyions défunte…
Rapidement, le motif : à son retour de guerre contre les Goths, victorieux, Titus Andronicus — implacable général romain et défenseur du vieil ordre, des institutions et des traditions romaines — exige et ordonne le sacrifice votif du fils de la reine Tamora, en l’honneur des mannes de ses fils morts au combat. Les larmes et les protestations dela reine ne changeront rien — ici, le jeu de Christine Boisson manque de conviction. Si la pièce de Shakespeare conservait à Titus et à sa fille Lavinia une part de pureté et de probité morale, celle de Botho Strauss exaspère la nature humaine, en révèle la sauvagerie, et montre les rapports humains comme des rapports de cruauté, d’anthropophagie — ce qui se traduit sur scène par une débauche de sang, d’hémoglobine, de viande qui prolifère, de dévorations. Sont alors ruinés les dehors de la culture la plus raffinée et formelle qui soit — comme l’exposent les anachronismes heureux d’une cuisine aseptisée, des apprêts mondains d’une cuisine contemporaine et raffinée où ça coule, ça poisse, ça suinte… Ici, une mère dévorera son fils sans le savoir, mais justifie en l’apprenant le retour dans sa chair de cette chair qu’elle a pu nourrir. Monde renversé et qui nous choque, et pourtant en même temps nous touche — traumatisant.
Sagesse de Silène alors ?
L’homme aurait mieux fait de ne jamais s’arracher du néant, mais puisqu’il en est ainsi, il lui serrait bon d’y retourner au plus vite ?
Difficile Renaissance
Bâtard du Moyen Âge plongé en errance dans l’univers de la Renaissance, Shakespeare nourrit son théâtre certes de grandeur psychologique et existentielle, mais aussi de la cruauté des chefs de guerre féodaux, de la culture machiavélique des manipulateurs politiques humanistes. Il évoque le vacarme et le heurt de mondes qui, sans avoir les mêmes pratiques ni les mêmes moyens, recèlent pourtant un fond identique de cruauté. Derrière la catastrophe d’un roi usurpateur se joue l’avènement traumatique d’un nouveau monde guère plus sûr que l’ancien. Ici, nous voyons opérer ce clivage des mondes dans celui de ces Formes — un formalisme rituel, juridique, politique qui prolifère dans la pièce, ne fait qu’engendrer et multiplier la haine en exacerbant le conflit entre les deux sphères essentielles de la politique shakespearienne : la famille et l’État.
L’ordre semble toujours régner quelque part sur cette scène, le raffinement — ici figuré par le décor étonnant et précieux de la mise en scène, architecture d’une belle boiserie chaude et sombre, représentant le lieu du Pouvoir, et donc massif et grandiose, mais en même temps fixé sur un pivot circulaire, et sans cesse se reconfigurant, comme pour signaler la balance et le bricolage de ce Monde institutionnel qu’est l’Empire chancelant et qui n’est au fond que jeu d’illusion et de voile, servant à dissimuler les horreurs d’un pouvoir obscène (c’est un mouvement de ce décor qui cachera une partie du viol). Dans la pièce de Shakespeare, Titus — Gérard Désarthe : sublime masse boitant de sa propre horreur ! — représente, nous l’avons dit, le vieil ordre romain dans une Rome décadente déjà, déjà pourrie d’elle-même, avant même que la reine barbare et étrangère y pénètre, reine pas si barbare que cela d’ailleurs, en comparaison des horreurs romaines, comme le remarque avec pénétration Christine Boisson / Tamora, lors d’une ambiguë scène de mise en abyme où les acteurs (mais sont-ce assurément eux ?) commentent les personnages. Rome s’écroule, et même le fidèle vassal Titus se ruine de ces contradictions qu’elle ne supporte plus, entre la forme de ses institutions et la réalité de sa corruption.
Shakespeare le furieux, Shakespeare le dramatique existentialiste, Shakespeare le dramaturge des mondes pourrissants,… Shakespeare et ses si nombreux visages…
Shakespeare — France à Allemagne.
Shakespeare n’a pas de longtemps fait le goût français : pensons aux Enfants du paradis de Marcel Carné et cette scène où le dandy français moque le bazar d’Othello… Longtemps, le dramaturge anglais a pu choquer un sens racinien de la langue et du tragique — malgré les efforts des Romantiques pour le happer et l’entraîner dans leur théâtrale course égotiste et furieuse.
À l’inverse de la France, la tradition de la vénération de Shakespeare est forte et plus profonde en Allemagne : depuis les Romantiques allemands qui le firent grand chantre exemplaire du drame moderne — Schelling, Novalis, les frères Schlegel… — à la fascination destructrice d’un Heiner Müller.
Tout comme ce dernier, bien qu’avec un parti pris différent, Botho Strauss invente la grande fidélité de l’infidélité, sa pièce multiplie les écarts bouleversants et revigorants, et c’est avec lucidité que Luc Bondy conseille dès la première répétition, d’ “oublier Shakespeare”.
Car c’est la grandeur du dramaturge que toutes ces faces, toutes les virtualités de son œuvre, elle qui est une mine pour le transcripteur, l’adaptateur, le créateur contemporain — Carmelo Bene, Koltès, Müller, Strauss… Et c’est finalement une œuvre vraiment personnelle à Strauss qui se lève, qui appelle sa propre interprétation, et qui doit faire oublier toutes les écoles shakespeariennes, de Hugo à Sir Olivier, Kurosawa et Mankiewicz. Pari tenu, et la scène regorge de trouvailles, bellement incrustée avec désespoir et chaos dans les murs nus de l’atelier Berthier — poutrelles d’acier et murs de béton qui sont nos lieux contemporains d’art si proche du Berlinois d’esprit Botho Strauss : Berlin ville de solitude et mutation, de l’ange de Wenders, de la Neue Nationalgalerie et la Hamburger Bahnhof et leur dimension d’entrepôts, de squats provisoires et insalubre d’un art mortifère qui prétend refuser l’institution, à la fois dans sa dimension politique et son ordre de durée.
Müller avait su lancer une version plus hiératique et politique de la pièce — Anatomie Titus fall of Rome, évoquant le broiement de l’homme dans la masse de l’Histoire, mais tout en flirtant avec l’horreur profonde — elle anhistorique ?- de l’homme : Marx et Nietzsche mourants s’embrassaient alors en une étreinte agonisante. La pièce de Strauss, elle, dissémine une multiplication des procédés esthétiques contemporains de désécriture — perturbations, émiettements, ravages, boitements, expansions… — du Texte source : ainsi, le deuxième tableau de sa version présentera, de manière profonde et fascinante, une scène de distance en abyme où chacun des acteurs / personnages présente et interroge son personnage, mais dans une ambiguïté telle dans son rapport à celui-ci (qui parle et de qui ?), que cette scène montre bien que nous n’avons pas affaire avec Strauss à une simple adaptation, une lecture clarifiante, mais à un renforcement et un renouvellement du rêve tordu que révèle la pièce de Shakespeare, l’angoisse baroque du peu d’illusion et de sûreté de la réalité - cette réalité qui n’est peut-être que le rêve sauvage et despotique d’un enfant, un enfant qui sur scène se clame empereur avec fureur, et concluera l’ensemble…
Outre cette multiplication des procédés d’écriture contemporains, et corollairement, l’intention, la visée de la pièce est floue, se dissémine, s’émiette - ce qui est évidemment une nécessité de nos jours en notre ère du grand chaos de la culture : être obscur… Et alors, peut-être, finalement, cette intention ne fait-elle que se concentrer dans un tableau féroce de dissection, d’anatomie éviscérée de nos horreurs intimes ?… Pas de Leçon, pas de Message, pas de Mission semble-t-il, ici, mais une exposition de l’horreur sans issue de l’homme. Cette pièce, ce serait donc une décision terminale (sans espoir) et épuisante (rien à faire) de la part de Strauss, tarissant les sources de l’humain et comblant ses horizons — car c’est un choix que le parti de la catastrophe, du démantèlement du masque de la culture pour y découvrir un fond atroce et l’Inhumanité foncière de l’Homme. Au spectateur de sentir si sa voie est par là…
Rappelons, cependant, que les Allemands ont toujours su être de grands scrutateurs des abîmes humains, des métapsychologues toujours géniaux (mais pas forcément véridiques) : Mann, Hesse… et Botho Strauss fait bien partie de cette lignée. Peut-être, toutefois, s’est-il agi — but humaniste alors — de nous renvoyer traumatisés à notre goût débile et boueux pour les médiatiques horreurs quotidiennes, cette télévision qui nous fait consommer notre meurtre quotidien (Heïner Müller) ? — d’aucuns y ont trouvé cela : alors le message ne marche pas, il ne passe pas.
Une dernière remarque ici : si la version de Botho use de procédés d’écriture proches de l’univers apocalyptique müllerien, l’humour carnavalesque de ce dernier était plus riche, même dans sa vulgarité, que les tentatives rendues ici, où l’on rit souvent simplement de la vocifération de mots orduriers — humour facile un peu décevant face à l’ampleur de la pièce.
Détritus Andronicus ou les affres d’une conscience en miette.
Une poubelle au centre de la scène, acmé pourrissant de ces mouvements d’horreur. Lavinia sort, couverte d’ordures, de morceaux de sacs plastiques, elle est violée, mutilée, découpée, anéantie, masse sanglante et atroce qui vomit des gerbes d’hémorragies : elle suscite en moi l’abjection et l’horreur, et je reste là, fasciné, je regarde… comment le puis-je, quelle est la chose en moi qui supporte cela, le tolère, le recherche ? Des femmes sortent, choquées, je les comprends et en même temps leur en veux de me gâcher le spectacle : elles sont si mal éduquées de déranger les gens ainsi, et puis, me dis-je atterré, le titre de la pièce seul aurait dû les faire réagir… j’ai honte de ces pensées. C’est l’acmé, c’est le moment de la pause. Je sors, j’entends des gens bien vêtus, décents, de tous âges, de tous sexes, spectateurs raffinés, acteurs, lycéens, vieux impétrants ou jeunes bobos, et ils discutent choix esthétique, choc et scandale comme principes d’action artistique… je ne comprends pas, je suis seul, j’ai la nausée… D’autres en fait sont seuls, un peu plus silencieux que d’autres, mais plus présents, plus… comment dire ? émus ? comment dire ?… Je pense qu’il faut que je retourne voir l’exposition Big Bang au centre Pompidou, j’ai le sens esthète aussi, j’ai honte, horreur. Qui suis-je, moi spectateur qui réagit en spectateur face à l’atrocité la plus absolue ? Je pense même déjà à faire un mauvais calembour pour mon article. Je m’interroge. Une question du désir va être posée — cruciale, dangereuse, et donc profonde, sinon elle aurait juste été scandaleusement bête. Une question d’une violence effarante, qui fait vaciller l’être profond, qu’il faut taire ici : le mûrissement de son angoisse doit naître de la scène.
Point final
D’une tragédie de la vengeance, où le jeu du pouvoir et des intrigues voile celui de la haine et de la mort, il se lève une clinique macabre de l’horreur humaine. Indéniables : l’atroce profondeur de la pièce ; le tournoyant et ivre génie de la mise en scène de Luc Bondy ; et le caractère exquis jusqu’à l’ulcération mentale, jusqu’à la nausée angoissée du spectateur, du jeu de Gérard Désarthes, Christine Boisson, Marcial di Fonzo Bo,… tant d’acteurs tous fascinants !
samuel vigier
Viol
(D’après Titus Andronicus, de W. Shakespeare)
Traduction :
Michel Vinaver et Barbara Grinberg
Adaptation :
Luc Bondy et Daniel Loayza
Mise en scène :
Luc Bondy
Avec :
Renaud Bécard, Christine Boisson, Xavier Clion, Laurence Cordier, Marie-Laure Crochant, Gérard Desarthe, Marcial Di Fonzo Bo, Marina Foïs, Louis Garrel, Roch Leibovici, Dörte Lyssewski, Joseph Menant, William Nadylam, Jérôme Nicolin.
Décors :
Lucio Fanti
Lumière :
Dominique Bruguière
Costumes :
Rudy Sabounghi
Son :
André Serré
Maquillages et perruques :
Cécile Kretschmar
Effets spéciaux maquillages :
Dominique Colladant
Durée du spectacle :
3h30 avec un entracte