Être une jeune femme de dix-huit ans en Irlande du Nord, soit pendant la terrible et sanglante période des « Troubles ».
Si aucun nom de ville n’est cité, c’est bien de cela dont il s’agit dans Milkman.
À travers un monologue intérieur quasi ininterrompu (seulement quelques bribes de dialogues insérés à la narration), cette « sœur-du-milieu » dont on ne connaît pas non plus le nom nous plonge à sa façon mi-naïve, mi-ironique dans la vie qui lui est imposée en tant que femme dans une société archi normée et régie par la religion, qui plus est prise entre deux feux, sur fond de paranoïa constante, de méfiance (envers « les autres », « ceux de l’autre côté », les autorités, l’hôpital, ses voisins, les autres femmes…), de violence quotidienne.
Elle a appris à vivre côte à côte avec la mort, celle d’un frère tué par balle, d’un beau-frère dans une voiture piégée, de son père, ce qui lui fait conclure que : « les choses n’étaient pas paisibles, jamais, à cette époque. » (p. 299) Pour s’extraire de cet univers pour le moins oppressant, elle se réfugie dans les auteurs du XIXe siècle, ou en fait de tous les autres siècles : « Tous les jours de la semaine, qu’il pleuve ou qu’il vente, sous les balles ou sous les bombes, en période d’accalmie ou en pleines émeutes, je préférais rentrer à pied en lisant mon tout dernier bouquin. Un livre du dix-neuvième, à tous les coups, car je n’aimais pas ceux du vingtième, comme je n’aimais pas ce siècle. » (p.13)
Hélas pour elle, cette particularité (elle est celle qui lit-en-marchant), comme tout écart par rapport aux règles établies auxquelles nul n’est censé déroger sous peine d’être taxé de « dépasseur-de-bornes », va attirer l’attention sur elle. Or c’est tout sauf appréciable. Car à cause de cela, elle est remarquée par « le laitier » du titre, qui n’est pas un vrai laitier soit dit en passant, mais un leader des « renonçants », un homme plus âgé qu’elle et marié de surcroît.
Bien entendu, les ragots ne tardent pas à retourner la situation, l’affaire à être répétée et déformée à l’envi et c’est elle qui est accusée de chercher à fricoter avec lui. Elle, elle veut juste qu’on la laisse tranquille, vivre sa « peut-être-histoire » avec son « peut-être-petit-ami ».
Le style de l’auteure, inimitable flux de conscience répétitif et empesé, sert le propos en accentuant l’atmosphère insoutenable du livre, le poids du qu’en-dira-t-on, des regards, des jugements à l’emporte-pièce, de cette propension à tout monter en épingle qui rend le moindre comportement même banal forcément suspect.
Dans cette atmosphère, il ne sert à rien d’essayer de s’expliquer et donc la narratrice s’enfonce dans un mutisme qui ne tarde pas à se retourner aussi contre elle.
Ce style, cependant, c’est aussi à mon avis le point négatif du livre, car à force de lourdeur, de circonvolutions et de répétitions, les longueurs s’accumulent, s’additionnent et se multiplient jusqu’à user le lecteur.
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agathe de lastyns
Anna Burns, Milkman, traduit de l’anglais (Irlande) par Jakuta Alikavazovic, Joëlle Losfeld, février 2021, 352 p. – 22,00 €.