C’est un bien étrange personnage que ce Brejnev, dont le nom est irrémédiablement associé à la période dite de stagnation de l’URSS, et que décrit Andreï Kozovoï.
Que de contradictions chez lui : un ambitieux aux origines modestes, un fidèle de Khrouchtchev qu’il pousse vers la sortie, un commissaire politique aux armées pendant la Seconde Guerre mondiale qui, une fois au pouvoir, œuvre à désidéologiser les relations internationales, un jouisseur que sa santé altérée transforme en vieillard sénile, un homme simple à la réputation d’imbécile qui sait tisser un réseau efficace, un dilettante qui connaît les dossiers et sait s’imposer, une momie soviétique usant de son charme en politique pour mieux attirer à lui ses interlocuteurs.
Homme de la détente, il répugne à la guerre et s’entend bien avec l’anticommuniste Nixon. Opposé aux staliniens du régime, il n’hésite pas à réhabiliter Staline et ne rechigne pas, loin de là, aux honneurs du culte de la personnalité. Ami de la paix, il engage son pays dans la malheureuse aventure afghane, pour des raisons vraiment défensives, comme le confirme l’auteur, avec avoir écrasé le printemps de Prague.
Oui, à bien des égards un antihéros, qui n’a pas cette cruauté de Staline qui fascine tant les historiens et les lecteurs, et qui ne bénéficie pas de la réputation positive – et très largement usurpée – de Khrouchtchev.
Avec une sincérité non feinte, Brejnev s’interroge sur les maux qui minent autant la société soviétique que l’économie du pays, dont l’agriculture, sans être bien sûr capable de déceler la vraie raison du désastre : le marxisme. Incarnation de la stagnation, il favorise la carrière des réformateurs Andropov et Tchernenko ainsi que de Gorbatchev.
Brejnev est en vérité une part importante de la Russie et de l’URSS, l’auteur insistant souvent sur la permanence des réflexes, des valeurs, des visions, des comportements des Russes. Faut-il alors aller jusqu’à voir chez Poutine, comme le fait l’auteur dans son audacieuse conclusion, une réplique de cet antihéros ? Et dans le brejnévisme les racines du poutinisme ?
L’histoire, on le sait, aime rire des hommes.
fredéric le moal
Andreï Kozovoï, Brejnev. L’antihéros, Perrin, janvier 2021, 464 p. - 24,00 €.