Ramon l’incomparable, tel qu’en lui-même
Cet ouvrage bien édité, bien traduit et illustré de façon très appréciable constitue probablement le sommet de l‘œuvre de Ramon Gomez de la Serna, l’un des modernistes espagnols les plus précoces – il fut notamment le devancier du
surréalisme – et les plus productifs.
Il s’agit de mémoires dont l’auteur est à la fois soucieux de précisions (auto)biographiques et porté à styliser, si bien que maints chapitres tiennent autant du récit que du poème en prose et de la collection d’aphorismes.
Les chapitres consacrés à l’enfance et à l’adolescence sont particulièrement savoureux, évoquant nombre de réalités non seulement abolies par les décennies suivantes, mais dont le souvenir ne subsiste sans doute que chez cet écrivain. Avec son humour typique, et non sans coquetterie, il en vient à s’en excuser : “Comme on voit que je suis issu d’une époque lointaine ! Mais je n’ai pu ni le prévoir ni l’empêcher“ (p. 62).
A ce propos, l’une des séquences les plus hilarantes du récit est celle qui nous apprend comment le futur homme de lettres, encore adolescent, devint “humoriste“, autrement dit, acquit la réputation d’en être un, ce qui vous oblige à la cultiver – pour avoir présenté comme une plaisanterie un malentendu qui le faisait mourir de honte (p. 209). On est tenté de croire l’épisode inventé, tant Gomez de la Serna déborde d’un humour qui donne l’impression de couler de source.
S’y ajoute une optique vraiment unique en son genre sur les mécanismes de la vie et de l’Histoire, dont voici un échantillon : “Certains nieront l’importance des rois, mais leurs carrosses sont plus importants qu’eux, car ils peuvent conduire leurs successeurs jusqu’à la prestation de serment“ (p. 213).
Les lettrés apprécieront aussi ces observations sur le corps de métier de l’auteur : “Le banquet prit peu à peu mauvaise tournure à cause de cette tendance qu’ont les littérateurs de se rendre incompatibles avec la vie“ (p. 495) ou “L’écrivain est quelqu’un dont seuls les famines, les amours et les déshonneurs accèdent à une grande publicité“, et, à propos de famines : “Un travail spontané, libre et revendiqué ne peut rien donner d’autre. Si l’on n’appartient à aucune coterie, qu’on ne sait pas intriguer, ou qu’on ne vend pas son âme, on doit se soumettre à l’indigence. Mais qu’y a-t-il de plus heureux dans la vie que de subsister sans commettre la moindre bassesse ?“ (pp. 497–498).
Ce qui nous amène à faire noter aux lecteurs que Ramon Gomez de la Serna, qui se présentait volontiers comme conservateur, n’en fonda pas moins l’Alliance des intellectuels antifascistes, avant de partir, en 1936, en exil en Argentine où il allait mourir – toujours exempt de bassesses.
agathe de lastyns
Ramon Gomez de la Serna, Automoribundia, traduit de l’espagnol par Catherine Vasseur, Quai Voltaire, octobre 2020, 1040 p. – 34,00€.