L’objectif des oeuvres de la photographe est — pour une part — de faire un retour sur elle. Si bien qu’Eugenia Timoschenko se rapproche de l’injonction de Kafka : “Je suis Chinois et je rentre chez moi.”. Il ne s’agit donc pas pour l’artiste de reconquérir la Chine mais de retrouver son enfance et surtout qui elle est. La créatrice donne à la photographie le moyen d’accéder et de pénétrer dans une région très obscure de l’imaginaire.
La femme — quoique partiellement cachée — reste très physique, charnelle et érotisée. Au besoin, elle assume de jouer un rôle dans l’épaisseur de sa substance au moment où une telle expérience n’est en rien vécue comme une aliénation mais comme une plénitude. S’y associent tendresse, cruauté et feinte de perversion.
La femme retrouve de façon spectaculaire sa vocation à la sexualité. Elle est à nouveau en elle-même dans l’infinitude des convoitises qui l’entourent. La photographie crée un hybris. Il ne s’agit plus de le fuir. Le corps et le langage sont voués à leurs promesses. L’artiste en travaille leurs énoncés à l’extrême pointe des soupirs et des glissements de sens.
C’est une fête de la langue et du corps. Les dévêtu(e)s quittent leur mélancolie et osent leur liberté mais elles préservent néanmoins leur identité en avançant masquées.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Oh je ne quitte pas le royaume des rêves volontairement… Je crois que je suis une liseuse de rêves assez douée, pour moi ils ont une grande importance. S’il faut se réveiller c’est toujours un peu dommage, ça laisse un petit arrière-goût d’amertume… Dans la journée je continue à rêver les yeux ouverts.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Mon vrai rêve d’enfance était de vivre dans un livre, de faire connaissance de personnages comme s’ils étaient devenus des personnes réelles, c’est-à-dire entrer dans un livre comme Alice qui a traversé la surface du miroir pour se retrouver de l’autre côté, dans un monde fictif et imaginaire. On peut toujours dire que l’imagination nous sert à créer d’autres dimensions, d’autres réalités. Et dans ce sens là, j’ai réussi à me plonger dans la narration. Malheureusement, pour n’importe quel enfant, ça ne suffit pas : on croit aux personnages fictifs comme on croit au Père Noël. On veut les rencontrer ailleurs que dans son propre imaginaire.
Je regrette toujours que certains personnages littéraires n’existent pas en chair et en os. Je les connais et je les aime comme si c’étaient mes amis ou amoureux. Un exemple ? Zénon de “L’oeuvre Au Noir“ de Marguerite Yourcenar, les héros principaux de “L’Auberge volante” de Chesterton, Cincinnatus de “L’Invitation au Supplice” de Nabokov et bien sûr Alice de Lewis Carrol que je trouve une création formidable !
A quoi avez-vous renoncé ?
“Candy says, “I’ve come to hate my body / And all that it requires in this world”. J’ai renoncé à toutes les expériences aptes à détruire ou à nuire sérieusement à ma santé. J’ai un corps humain donc fragile et je dois me priver de beaucoup de choses pour éviter la souffrance.
D’où venez-vous ?
Je viens de Moscou. Je ne vis plus là, j’ai voyagé avant d’atterrir à Istanbul où j’habite actuellement.
Qu’avez-vous reçu en “dot” ?
La sensibilité à la beauté insolite.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Réciter la poésie silencieusement — c’est ma façon de prier.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je ne sais pas. Je fais surtout des autoportraits alors je dirais que c’est surtout mon physique qui est reconnaissable et qui m’aide à être détectée par un voyeur de photos. C’est un point non négligeable. D’ailleurs mes photos ne sont pas très impressionnantes d’un point de vue technique, je suppose. Donc c’est plutôt un ensemble — poses, traitement, ambiance — qui crée une œuvre artistique dans mon cas. Et la proportion de chaque ingrédient n’est pas une constante, donc toujours à mesurer !
Comment définiriez-vous votre approche du portrait et de la “nudité entravée” ?
J’incarne toujours un personnage même s’il n’est pas loin de moi-même. Et pourtant, faire un portrait est un jeu ! Ce que je fais n’est pas documentaire, au contraire j’utilise les moyens de la photographie pour changer la réalité. Ça ne veut pas dire que je fais la retouche (presque jamais), au moins pas dans le sens d’améliorer mon physique ou me rajeunir ! Mais je suis tentée par la possibilité de créer une image comme si ce n’était pas moi mais quelqu’un d’autre. Pour moi, c’est ça la liberté d’artiste.
Quant à la ” nudité entravée”, on me pose souvent cette question et j’aimerais déclarer une fois pour toutes que je ne suis pas liée au mouvement BDSM, je ne le pratique pas et je ne suis pas même attirée par ces pratiques sexuelles que je trouve assez malsaines. Mais pour un artiste, il n’y a pas de frontières : il expérimente avec des images visuelles de son époque et de celles d’avant, il les emprunte de cultures différentes car en ce moment ça lui parle. Je n’ai pas de tabous et même si j’utilise un cliché (des menottes ou un masque japonais), je le fais à ma façon et si le résultat me plaît donc, c’est exactement parce que le cliché a perdu sa tonalité “kitsch” et devenu un nouvel objet personnalisé sous mon interprétation artistique.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Quand j’étais toute petite, on avait à la maison un calendrier avec le tableau «Corpus Hypercubus» de Salvador Dali comme illustration. Je crois que la perspective renversée de cette œuvre m’a beaucoup impressionnée même si je ne m’en rendais pas compte à l’époque. Je suis toujours très sensible à la géométrie insolite, aux jeux de perspective comme chez M.C. Escher et très attentive par rapport à la composition.
Et votre première lecture ?
“Le Petit Cheval bossu”, un long poème pour les enfants écrit par Piotr Erchov et lu par moi-même à haute voix à ma mère quand je n’avais que 4 ans.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Beaucoup de classiques, l’opéra (Ernest Chausson, Debussy, Moussorgski). J’aime surtout les “impressionnistes” de Ravel à Satie. Je ne connais pas bien la musique académique contemporaine à l’exception de compositeurs médiatisés grâce au cinéma comme Michael Nyman ou Philip Glass (j’admire les deux). C’est bizarre mais j’écoute toujours les groupes préférés de mon adolescence comme Portishead, Garbage ou Noir Desir. De même que Moloko, Bjork, Tori Amos, Suzanne Vega mais presque toujours (à de rares exceptions) leurs enregistrements récents n’éveillent pas en moi tant d’admiration que leurs chansons d’antan. Probablement est-ce parce que je suis devenue fatiguée de leur style, en les ayant réécoutés trop souvent.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Ce sont deux livres d’Alan Garner, un écrivain britannique connu comme auteur de romans fantastiques pour les enfants, — “Elidor” et “The Owl Service” (“Le service de la chouette”), jamais traduits en français.
Quel film vous fait pleurer ?
“Le Lieu du crime”, “Ma saison préférée” et “Les Sœurs Brontë” d’un très grand André Téchiné.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois une inconnue.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’entretiens une grosse correspondance surtout par Internet. Je peux écrire à n’importe qui malgré le fait que suis quelqu’un de très timide. Mais écrire est pour moi l’action la plus naturelle.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Je n’ai jamais visité la Grande-Bretagne, un pays que je m’imagine à travers les pages de romans classiques et contemporains où l’intrigue se déroule dans ce coin du monde. Je suis également très attirée par les pays nordiques notamment par le Groënland, je fantasme beaucoup sur la vie là-bas. Cet intérêt a été éveillé en moi par la lecture d’un roman de Peter Høeg intitulé “Smilla et l’amour de la neige”. Je l’ai lu en étant très jeune.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Ecrivains : Leena Krohn, Boris Ryzhy, Vladimir Nabokov, Orhan Pamuk.
Artistes : Eija-Liisa Ahtila, Edward Hopper, Tove Jansson, des préraphaélites et des peintres impressionnistes français, Man Ray.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un appareil Polaroid (version rétro mais différent de celui dont je me sers actuellement) pour mon travail et un des livres que j’aimerais découvrir pour mon plaisir.
Que défendez-vous ?
Les valeurs de l’égalité sociale me parlent beaucoup, contrairement aux idées néolibérales.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je crois que c’est une vision très pessimiste de l’amour. Cette phrase me rappelle certains aphorismes d’Emile Cioran. Je crois que l’amour est un très grand don qui révèle une vraie âme en nous qui, sans amour, est cachée ou même n’existe pas. Devenir un être spirituel peut être une mission de toute la vie. L’amour, l’entraide et l’altruisme sont des vraies valeurs qui remplissent l’existence d’un sens profond. L’artistique pour moi est égal aux sentiments les plus intenses.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
J’admire le talent de Woody Allen. C’est quelqu’un qui a tourné l’autodérision en véritable art.
Que pensez-vous de celle de Vialatte “L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau” ?
Je pense que l’homme est beaucoup plus que poussière, je crois à l’humanité. Il est même probable que l’on n’est pas par hasard ici.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pas par vanité mais plutôt en pensant aux lecteurs éventuels de cet entretien, j’aimerais donner le lien sur mon Instagram (je n’ai pas de site) : https://www.instagram.com/eugenia.timoshenko/
C’est là où on peut découvrir mon travail de photographe autoportraitiste et de modèle artistique. Ce ne sont que des images futiles mais si elles accrochent quelqu’un, c’est déjà une petite joie.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lleitteraire.com, le 23 février 2021.