L’univers sobre et dépouillé de Radu Portocala remplace les habituels aplats d’azur aux enjolivures de palmes. Emergent des espaces de calme particulier là où un silence de presque mort devient un postulat de l’univers.
Contre les idées reçues qui sont des animaux bien gras où l’élémentaire humanité bascule, ce travail devient le parfait contre-feu.
Les images exhibent les indices d’identités cachées derrière des murs afin d’avancer dans la compréhension de la communauté humaine. L’auteur y retrouve Beckett et Cioran, des frères, il fait éprouver un viatique dont le néant peut faire partie de son cap au pire.
Son oeuvre devient une expérimentation sur le récit par la poésie. L’image s’y reconstitue même si en elle le corps — resté jusque là le dernier « lieu » de préservation de l’individualité — y disparaît.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La peur, se répandant dans le corps comme un sang de glace.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
En avais-je ? Je ne me rappelle plus. Et c’est une bonne chose : qu’ils soient perdus dans l’oubli m’a évité d’être trop souvent déçu.
À quoi avez-vous renoncé ?
Renoncer est une tentation permanente, mais aussi une répugnance. En fin de compte, je ne renonce pas ; je reporte. Ainsi, j’ai passé ma vie à attendre.
D’où venez-vous ?
Quand j’avais 17 ans, un ami m’a dit : « Tu as toujours l’air de venir de loin. » C’était à cause de la poussière sur mes chaussures et sur mon pantalon.
Je suis né à Bucarest, mais presque toutes les familles dont je descends sont grecques. Elles ont vécu à Athènes, à Constantinople, en Toscane, dans l’île de Poros, en France, à Odessa, en Roumanie… Je viens, probablement, de tous ces endroits.
Qu’avez-vous reçu en « dot » ?
La mémoire de tous ceux qui m’ont précédé. Et, peut-être, la capacité de changer en mots ce qui, normalement, aurait dû me pousser au suicide.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Ces instants divins où rien ne bouge, où aucun son ne se produit, où il n’arrive rien et où je me crois en paix. Mais ils sont tellement rares…
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains et poètes ?
Chacun écrit sa vie, ses souvenirs, ses névroses. Et, d’un écrivain à l’autre, vies, souvenirs, névroses diffèrent. Sinon, la littérature serait l’interminable répétition de la même phrase.
Nous écrivons tous avec les mêmes mots, mais, d’un auteur à l’autre, le sens des mots, leur poids, et jusqu’à leur sonorité changent.
La littérature est, ou devrait être, un monde de dissemblances.
Les artisans — et je me plais à croire qu’un écrivain en est un — travaillent avec les mêmes matériaux et les mêmes outils. Mais chacun les emploie à sa manière et produit des choses différentes.
Comment définiriez vous votre approche de la poésie ?
Lorsque j’écris, j’aime, comme le suggérait ma réponse précédente, me comparer à un artisan arrangeant, accordant les mots de manière à ce qu’ils me disent, me montrent. On se dépouille de sa peau devant l’éventuel lecteur, on lui laisse voir des entrailles secrètes. Il y a là une certaine impudeur inévitable, nécessaire même.
Je n’ai jamais osé me présenter comme poète.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
C’est par cela que j’ai commencé un livre de souvenirs qui se laisse très difficilement écrire.
Ce sont des rayons de lumière qui tombaient sur le tapis de la chambre et dans lesquels virevoltaient des grains minuscules de poussière. C’est paradoxal comme premier souvenir, puisque cela se passait dans un monde hideux. J’y pense souvent, même si cela ne se voit pas dans ce que j’écris. J’avais 3 ans.
Et votre première lecture ?
À l’âge de 9 ans, j’ai reçu comme prix à l’école une excellente traduction en roumain de « Tartarin de Tarascon » et « Tartarin dans les Alpes » d’Alphonse Daudet, réunis en un seul volume. (Aujourd’hui encore, je suis émerveillé par le fait que le traducteur a réussi à rendre la version roumaine plus drôle que l’original.) C’est le premier livre que j’ai lu seul, d’un bout à l’autre.
Ensuite, chaque lecture a laissé une trace, mais je ne saurais dire si l’une est plus profonde que les autres.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’aime infiniment les Suites pour violoncelle de Bach jouées par Pablo Casals ; j’aime Mozart et, plus récent, Chopin. À un moment donné, j’écoutais beaucoup des chants grégoriens. Mais je supporte de moins en moins les orchestres, pour une raison très agaçante : avec le temps, mon ouïe, au lieu de percevoir le tout harmonieux, s’est mise à distinguer les instruments, ce qui est très fatigant. Je considère que c’est un défaut ; une amie violoniste m’a affirmé que c’est une qualité de chef d’orchestre. Trop tard…
Je n’aime pas l’opéra.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov.
Quel film vous fait pleurer ?
Aucun. C’est un défaut probablement.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Celui que je suis au détriment de celui que j’ai été. Je me reconnais avec tristesse et je vois en moi ma propre clepsydre.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
La liste serait trop longue. J’ai toujours eu peur d’importuner des destinataires qui n’avaient, sans doute, aucune envie de recevoir des lettres de quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas.
Une nuit d’octobre 1989, marchant sans aucun but sous une pluie fine, j’ai pensé tout d’un coup à Beckett – pensée forte, insistante, qui ne me quittait pas. Rentré à la maison, j’ai écrit une poésie où je parlais de chute. Le lendemain, je l’ai déposée dans sa boîte aux lettres, boulevard Saint-Jacques. De retour chez moi, j’ai appelé Cioran (lui, je lui avais écrit), par lequel j’ai appris que Beckett avait fait la veille une chute grave. Écrire aux gens, me suis-je dit alors, n’est pas une bonne chose.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Venise. Il y a très longtemps, un astrologue m’a dit que j’étais la réincarnation d’un homme qui a vécu autrefois à Venise, riche, puissant et cruel, ma vie actuelle ne servant qu’à racheter ses méfaits.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Parmi les artistes contemporains, Francis Bacon, avant tout. Vladimir Velickovic (qui a failli me donner des dessins pour illustrer un volume, mais la mort en a décidé autrement), Dado parfois…
Ma première passion littéraire a été Poe. D’autres sont venus s’ajouter : Flaubert, Balzac, Borges, Baudelaire, Rilke, Bashō, Beckett…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Mon anniversaire approche et ma famille me pose, plus ou moins directement, la même question. Je suis incapable d’y répondre. Sans doute parce que j’aimerais recevoir trop de choses.
Que défendez-vous ?
La liberté, me semble-t-il, est la seule chose qui compte. Mais de nos jours, hélas !, elle est en perdition. Et la défendre est, de plus en plus souvent, mal vu.
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » ?
Si je tiens compte de ma seule expérience, ce n’est pas vrai.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
J’ai du mal à dire « non ». C’est une infirmité, et je l’ai souvent payée assez cher.
Que pensez-vous de celle de Vialatte « L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau. » ?
Le plumeau est secoué par la fenêtre et la poussière retourne à la terre. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pourquoi commencer à publier maintenant, après ces dizaines d’années de silence ?
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 15 février 2021.
Magnifique entretien d un Homme de Coeur!❤
J’aime énormément ce que Radu arrive à dire lors de cet entretien… Je vies d’écouter sur France culture Finkielkraut qui nous fait découvrir des écrivains souvent pas où peu connus de nous.… Pourrions nous pas réussir à avoir Radu sur ce plateaux…? Dorothee Delsaux