lelitteraire.com a rencontré Bernard Grasset au sujet de la parution de son Ainsi parlait Blaise Pascal.
Retour sur la genèse de l’oeuvre.
lelitteraire.com :
1 – La première question paraît comme s’imposer d’elle-même : pourquoi avoir écrit ce livre ?
Bernard Grasset :
Je dirai pour trois principales raisons. La première, c’est parce que l’éditeur, Gérard Pfister, me l’a proposé. Ayant créé cette collection assez récemment, il lui attribuait, me semble-t-il, une réelle importance ; en tout cas il s’enthousiasmait à l’idée de faire lire, relire des auteurs, appartenant à notre patrimoine, ayant joué, à des titres divers, un rôle important dans notre culture, comprise dans un sens large. Et parmi ces auteurs, Blaise Pascal devait avoir toute sa place. La seconde raison, c’est que depuis très longtemps, depuis mes années d’étudiant au Quartier Latin, mon acte de lecture ne se dissociait pas de l’acte de choisir, comme l’on cueille des fleurs dans un jardin, des citations.
Ces citations, issues principalement de lectures philosophiques et poétiques, se mêlaient comme à ma propre écriture. Le goût de la citation est ancré depuis longtemps dans mon rapport à la culture. La citation peut habiter la mémoire, et faire scintiller l’essentiel d’une poésie, d’un art, d’une pensée, dans le peu de mots. C’est comme un éclair qui peut nous aider à vivre dans la lumière. La troisième raison, et sans doute la plus importante, c’est que Pascal est un auteur passionnant, sur lequel j’ai fait une thèse, beaucoup écrit, et dont le style, l’écriture, tissés de formules proverbiales, de sentences, de brefs élans lyriques, se prêtent merveilleusement à un choix de multiples citations.
2 – Quels obstacles, s’il y en a eu, avez-vous rencontrés dans son élaboration ?
Rares, me semble-t-il, les livres que l’on écrit sans rencontrer d’obstacles. Pour Pascal, l’avantage par rapport à d’autres auteurs, c’est que son œuvre écrite n’est pas immense, qu’il est possible de l’explorer de manière exhaustive sans que le temps de la lecture soit démesuré. Par ailleurs, pour ma thèse, j’avais déjà lu tout Pascal, hormis les pages de science pure qui étaient trop éloignées de mon sujet, et j’avais déjà récolté certaines citations incontournables. Finalement, la difficulté était comme le revers de l’inclination pascalienne à écrire sous forme de maximes : le matériau, et quel matériau !, abondait.
Il fallait donc exclure des citations de grande qualité, trouver une forme d’équilibre entre les différentes questions abordées par l’auteur, savant, poète, mystique, éviter des citations qui se ressemblaient trop, les classer chronologiquement (ordre voulu par l’éditeur pour cette collection). Et si les Pensées représentaient incontestablement le plus grand réservoir possible de citations, il fallait aussi, comme un chercheur d’or, trouver des pépites dans les autres écrits de Pascal, y compris ses traités scientifiques. Ainsi pratiquement tous les écrits de Pascal, hormis l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ parce qu’il s’agit plutôt d’un résumé des Evangiles qu’une œuvre vraiment personnelle, même si j’aurais aimé en proposer la lecture de deux ou trois brefs extraits, sont-ils cités.
Un livre qui a donc demandé du temps, temps de la lecture, temps du choix, temps de la rédaction de la préface et de la biographie. Un livre qui reste un bonheur d’écriture, de séjourner dans la proximité d’un écrivain si différent de ce que l’on appelle un « homme de lettres », une personnalité qui nous rappelle toujours à l’essentiel.
3 – Comment caractériseriez-vous l’art d’écrire de Pascal, son style ?
Selon les écrits de Pascal, son style a pu connaître des variations, des infléchissements. Entre les réflexions sur la grâce, les pages scientifiques, la verve polémique des Provinciales, les accents intérieurs de la correspondance, la force, la puissance des Pensées, l’art d’écrire de Pascal n’est pas toujours tout à fait le même. A l’intérieur même des 800 fragments, et un peu plus, des Pensées, tout lecteur attentif à la forme ne peut manquer de discerner des variations entre des phrases relevant de l’esprit démonstratif qui veut convaincre la raison et des élans lyriques ressortant de la poésie qui veulent convaincre le cœur.
Mais au-delà des différences, nuances, variations, je caractériserais volontiers le style de Pascal par une forme de sobriété, de goût de la densité, de la brièveté, de la formule qui, par son humble éclat, se grave dans la mémoire. Ce style n’a rien de conventionnel comme pouvait l’être celui de Descartes. Nourri du style biblique, l’art d’écrire de Pascal conjugue simplicité et profondeur. Il nous frappe aussi par sa puissance, sa capacité de dire beaucoup avec peu de mots. Pas de fioritures, pas d’artifices, pas de vaines séductions langagières, nulle volonté de prendre la pose de l’écrivain, mais bien plutôt celle de témoigner par le langage, une souveraine maîtrise du langage, de cet insaisissable qui nous dépasse et sur lequel il est bon, il est sage de savoir parier.
Pour conclure, s’il y a de nombreux trésors ailleurs, et Ainsi parlait Blaise Pascal essaie de montrer que Pascal reste toujours un véritable et attachant écrivain dans tous ses écrits, les Pensées où la prose épouse le plus volontiers les contours de la poésie resteraient le sommet de son art d’écrire.
4 – Qu’est-ce qui vous attire chez Pascal ?
Tout. Ou presque tout. Le fait qu’il soit à la fois poète et penseur est sans doute l’une des choses qui me fascinent le plus. Pascal pense, réfléchit, interprète, argumente, mais aussi il maîtrise merveilleusement, de manière très originale, notre langue, lui donne une coloration biblique, laisse libre cours à de poignants accents lyriques. Autre alliance qui me fascine chez Pascal, c’est celle entre la vérité et la charité. Chez ceux qui l’ont connu, sa passion pour la vérité, aussi bien dans le domaine scientifique, philosophique, moral, religieux, est apparue comme un trait dominant de sa personnalité. Mais sans l’amour, la vérité n’est rien.
Passionné pour la vérité, Pascal l’a été tout autant par la charité. Son attention aux pauvres, en particulier au soir de sa vie, est tout à fait frappante. Il héberge chez lui, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, une famille pauvre. Il aurait voulu « mourir, comme le dit sa sœur Gilberte, en la compagnie des pauvres ». Il lègue par testament la moitié de ses biens aux pauvres. Issu d’un milieu que l’on qualifierait aujourd’hui de la haute bourgeoise, grand scientifique, il fait le choix de ceux en qui s’incarne le plus la misère de notre condition. Aussi bien dans ses écrits que dans sa vie Pascal demeure un être bouleversant, habité d’une vraie flamme.
Il faudrait parler de la précieuse alliance qu’il tisse entre la raison et le cœur. Cette place que le scientifique expérimentateur, homme de raison, d’argumentation, de démonstration, accorde au cœur qu’il juge en définitive plus décisif quant aux choix engageant notre destinée, est aussi quelque chose qui nous le rend proche, humain. Dans nos rapports avec autrui et avec Dieu, le cœur importe plus que la raison ; le cœur appartient à un autre ordre, plus élevé que celui de la raison.
J’ajouterai pour conclure que je suis aussi attiré chez Pascal par le fait que la pensée et la vie, la philosophie et l’existence sont inséparables, comme elles le seront, dans un tout autre registre, chez un penseur-écrivain comme Nietzsche. Pascal pense et donne à penser. Je vois dans ses Pensées la grande source de la philosophie de l’esprit et de la philosophie de l’existence, comme, sur le plan du langage, il est la grande source de la poésie cachée dans la prose, de la poésie de témoignage.
5 – Vous dites que Pascal est moraliste, polémiste, théologien, exégète, scientifique, poète, penseur, mystique. Parmi ces différents aspects, desquels vous sentez-vous le plus proche ?
On pourrait ajouter aussi Pascal inventeur, pensons à la machine arithmétique, spirituel comme en témoignent, entre autres, les remarquables Lettres à Mlle de Roannez, ou encore, Pascal traducteur, n’oublions pas que des pages entières des Pensées telles qu’elles nous sont parvenues sont constituées de traductions des prophètes, traductions qui, par leur densité, leur force, nous laissent regretter qu’il n’ait pas traduit toute la Bible.
Comme je le disais en réponse à la précédente question, le Pascal penseur et le Pascal poète restent centraux à mes yeux. Mais si l’on creuse un peu les choses, d’une certaine manière tout demeure lié dans les différents aspects de cette personnalité singulière et si attachante. En même temps que Pascal réfléchit sur l’homme, l’univers, l’espace, le temps, il pose la Bible sur sa table de chevet, la lit, l’interprète. Pascal n’est philosophe qu’en étant exégète. De même sa pensée philosophique de la condition humaine prend appui sur une théologie du péché originel, cet impensable, cet incompréhensible, qui seul donne sens. Les sentences de moralistes qui jalonnent toutes les Pensées témoignent d’un esprit de finesse qui cohabite harmonieusement avec l’esprit de géométrie que le Pascal scientifique avait développé avec le brio que l’on sait.
La dimension spirituelle apporte une profondeur aux écrits de Pascal et le mysticisme en constitue comme la porte d’entrée, le centre et l’issue secrète. Si le mysticisme reste toujours sous-jacent et parfois éclatant comme dans le merveilleux fragment sur les trois ordres, les écrits purement mystiques sont peu nombreux. Ainsi du tragique Mystère de Jésus et du brûlant Mémorial qu’il portait cousu dans son pourpoint et dont l’existence n’a été découverte qu’après sa mort. Ce Mémorial, qui aurait pu ne jamais nous parvenir, apporte mystiquement une réponse à l’impasse de la réflexion philosophique (Dieu d’Abraham plutôt que le Dieu des philosophes) et se déploie comme un poème, venu d’ailleurs, d’une étonnante modernité. Le langage du mysticisme représente comme une cime des écrits de Pascal.
Pour revenir maintenant à la question, je dirai que le Pascal dont je me sens le plus proche serait le Pascal penseur, poète et mystique, tout en sachant que les autres aspects de la pensée de Pascal en sont indissociables. J’ajouterai, car c’est vraiment aussi un aspect qui le distingue, me touche : le Pascal ami des pauvres, homme de charité, qui veut de plus en plus mettre en cohérence ses convictions et ses actes.
6 – Pascal : un homme du passé ou un homme de la modernité ?
Pascal est un homme de la modernité parce qu’il est un homme du passé. Précisons. Pascal est nourri de la Bible, de la patristique, de la pensée médiévale, en ce sens il est un vrai penseur de la mémoire. Mais en même temps, en puisant aux sources lointaines, il devient un homme de la modernité. Alors que Descartes qui entend s’affranchir du passé écrit dans un style classique, convenu, sans éclat, Pascal qui parle depuis un lointain passé écrit dans un style tout empreint de modernité. Par l’écriture fragmentaire, le jaillissement de phrases denses comme des éclairs, par le goût de la brièveté, de la maxime, le style de Pascal demeure empreint d’une étonnante actualité. De tous nos grands classiques, c’est l’écrivain dont le langage est le plus proche de ce qui deviendra un idéal, un modèle dans l’esthétique d’écrivains, de poètes contemporains. Imprégnée d’images, de symboles, de vers blancs, musicale, sa prose est comme l’une des grandes sources de l’essor futur du poème en prose.
Ajoutons pour conclure, et ce n’est pas le moindre de ses attraits, que Pascal n’a jamais voulu devenir écrivain. Hormis des traités scientifiques et Les Provinciales, œuvre polémique de circonstance, Pascal n’a rien publié de son vivant. Son seul véritable projet d’écriture était l’Apologie de la religion chrétienne que l’on connaît sous le titre de Pensées. Un écrivain-témoin donc, non un homme de lettres.
7 – Pourriez-vous proposer en conclusion un choix de citations, une sorte de florilège qui donnerait envie de découvrir Ainsi parlait Blaise Pascal ?
Ainsi parlait Blaise Pascal reste destiné à faire (re)découvrir Pascal par le plus grand nombre et le faire aimer. Effectuer un choix parmi les 450 citations est un exercice délicat. J’essaierai simplement, à travers ce florilège, de donner un visage aux différents aspects de l’écriture et de la personnalité de Pascal que j’ai évoqués.
« La difficulté se trouve d’ordinaire jointe aux grandes choses. » (4)
« Dans la physique les expériences ont bien plus de force pour persuader que les raisonnements. » (23)
« Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. » (27)
« “Ce chien est à moi”, disaient ces pauvres enfants. “C‘est là ma place au soleil.” Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » (193)
« La Sagesse nous renvoie à l’enfance. » (197)
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux, de n’y point penser. » (219)
« (…) tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » (220)
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. » (250)
« De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée, cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. » (271)
« Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu’on voit bien ce qu’il en pensait. » (272)
« Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. » (297)
« Les belles actions cachées sont les plus estimables. » (316)
« Voulez-vous qu’on croie du bien de vous ? n’en dites pas » (322)
« Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien. » (351)
« Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher. » (365)
« On ne s’éloigne qu’en s’éloignant de la charité. » (427)
« Dieu est caché. Mais il se laisse trouver à ceux qui le cherchent. » (433)
« M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : “Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc.”, qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : “Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.”, vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »[1] (435)
écouter l’entretien avec l’auteur
- sur Bretagne 5 dans l’émission Un auteur, une voix.
Ainsi parlait Blaise Pascal. Dits et maximes de vie choisis et présentés par Bernard Grasset, Paris – Orbey, Arfuyen, 2020, 164 p. — 14,00 €.
[1] Propos rapporté par De Vigneul-Marville.
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