Les trous dans l’eau de Barbara Stiegler
Entre colère et inquiétude pour la démocratie comme pour les Universités, la philosophe est prise dans la confusion du moment qu’elle décrit. On peut critiquer l’auteure pour son refus de faire des cours en audio sur ordinateur (par le biais de la plateforme Zoom par exemple).
Si une telle expérience numérique est déceptive et asservissante, c’est de la part de l’auteure une attitude décevante quelles qu’en soient les “bonnes” raisons. Cela ressemble à une désertion même si l’intellectuelle tente d’autres solutions que le numérique — qui, bien sûr, ne peut être une panacée et ne doit pas devenir un projet à long terme.
L’auteure se donne la part belle face au désastre de l’institution devant la crise sanitaire. Son accréditation est fondée sur le fait que le texte est né des discussions avec ses collègues et la philosophe en tire l’idée que la démocratie a été remplacée par la pandémie et le virage numérique que le discours dominant appelle.
Mais est-ce suffisant ?
Barbara Stiegler montre que toutes les conditions sont réunies pour que le même type d’épidémie se reproduise régulièrement. Si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons “en Pandémie” écrit-elle.
S’inscrit donc selon elle un nouveau continent mental, parti d’Asie, qui s’étend à la planète et impose de nouvelles habitudes de vie et une nouvelle culture.
L’auteure refuse à juste titre le basculement évolutionniste dans le numérique qui entraîne perte de sens et solitude. D’autant que si dans les classes préparatoires les cours continuent, en Universités des étudiants sont isolés, parfois au bord du décrochage et parfois du suicide.
Il faut donc inventer autre chose.
Néanmoins, la philosophe reste experte comme les autres experts qu’elle combat. Elle appartient à l’élite quoi qu’elle en dise. Et tout compte fait, le continent mental qu’elle appelle de ses voeux reste assez flou même si elle souligne l’effet de sidération de l’épidémie qui révèle l’état social en chaos et mène à un régime d’exception d’un continent imaginaire.
Il y a dans ce tract autant à prendre qu’ à laisser. L’auteure ne fait qu’esquisser des lignes qui demeurent brumeuses. Elle est plus habile à dénigrer un état des lieux qu’à donner des aubaines à un changement.
Preuve que la critique est facile mais l’art plus difficile.
La panique était là, au début d’un tel désordre mondial. Mais prétendre que tout a été fait par ceux qui tentent de la juguler par effet d’aubaine reste une vision étroite. Et il ne faudrait pas oublier que la puissance de tout un chacun reste à ce moment précis aléatoire.
L’exigence de toute pensée doit nourrir des nuances que Barbara Stiegler efface un peu facilement. Elle reste l’exemple symptomatique que seuls des penseurs qui ne font pas confiance aux experts deviennent les plus sûrs garants de notre futur. Or ce n’est jamais aussi simple que cela et tient d’une vue de l’esprit plus séduisante que pertinente.
L’expérimentation donnée par l’auteure demeure tout compte fait banale. Elle existe d’ailleurs depuis longtemps dans l’université et n’a pas attendue Barbara Stiegler. Celle-ci n’est pas la seule à penser avec réflexivité, résistance et liberté.
Et ses préconisations qui prétendent ouvrir des vannes ressemblent à bien des trous dans l’eau.
jean-paul gavard-perret
Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie ; Santé, recherche, éducation, Gallimard, coll. Tract, Paris, janvier 2021.