Entre Ligurie et Campanie ou la fidélité à soi : entretien avec Tina Cosmai (Meriggio )

Pour Tina Cos­mai, la Beauté est une valeur morale. Existe là une aris­to­cra­tie esthé­tique qui trans­forme le natu­ra­lisme. Ce trans­fuge s’opère par le sens de la lumière, de la struc­ture et du vide. Il rap­proche la créa­trice du mou­ve­ment “la Meta­fi­sica” mais revu et cor­rigé . La soli­tude rôde tou­jours en un mini­ma­lisme par­ti­cu­lier.
La pho­to­graphe épure, efface des détails, recom­pose les pay­sages en repre­nant et trans­for­mant leurs jeux de cou­leurs pour un vita­lisme par­ti­cu­lier et com­plexe. Existe une acuité pour tout ce qui se dis­sout mais avec sola­rité dans ce qui pour­rait être un mixage de cer­taines émo­tions chères à Vir­gina Woolf et des plans fel­li­niens — lorsque le cinéaste penche vers une sobriété poé­tique pic­tu­rale. Mais sans oublier Giotto et de Chi­rico pour le bleu et le livide, l’extase et le mystère.

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Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je me réveille tou­jours avec une grande envie de faire, une charge vitale qui m’envahit quo­ti­dien­ne­ment. Mais la pre­mière image de la jour­née est celle du café. Le café n’est pas une bois­son ordi­naire, c’est de la pure poé­sie, pour le goût corsé, la ron­deur du par­fum qui enva­hit la mai­son. En bref, le café, c’est la vie pour moi.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
L’art a tou­jours été dans mes rêves. J’aimais mon père, c’était un ama­teur d’art. Ma mai­son n’a jamais man­qué de bonne musique. Maman, quand elle était jeune, jouait du piano et ado­rait chan­ter. Elle avait une voix de mez­zo­so­prano. Et papa aimait le jazz et Mozart, les livres, les belles pein­tures, l’astronomie. La beauté était un rêve quo­ti­dien, un sujet de dis­cus­sion régu­lier. Cela reste ma quête constante.

A quoi avez-vous renoncé ?
Je ne crois pas à l’abandon. Je crois aux choix. La red­di­tion est un acte de volonté dou­lou­reux. Nous ne choi­sis­sons peut-être pas tou­jours la meilleure voie dans la vie, mais en nous ren­dant, nous pou­vons cher­cher une solu­tion dif­fé­rente, un sens dif­fé­rent pour sou­te­nir nos choix. Ce qui compte dans la vie, c’est d’être fidèle à soi-même, de ne pas se perdre, et cela est pos­sible, même dans le sacri­fice, dans la pri­va­tion. Pour renon­cer à un rêve, nous devons avoir une conscience “heu­reuse” de nos limites.

D’où venez-vous ?
Je vis en Ligu­rie, dans une belle ville, sur les col­lines, avec vue sur la mer. Mais mes ori­gines sont dans le sud de l’Italie, en Cam­pa­nie, à Naples. J’aime l’endroit où je vis, il y a une nature et une lumière mer­veilleuses. Mais je n’oublie jamais mes racines, ma culture, les cou­leurs fortes du pay­sage.
L’harmonie du pay­sage ! La Ligu­rie est une terre ver­ti­cale et rocheuse. Naples est dans un golfe aux formes har­mo­nieuses et quand il y a la lumière du cré­pus­cule, on pour­rait pleu­rer devant une telle beauté.

Qu’avez-vous-vous reçu en “héri­tage” ?
J’ai un grand héri­tage : une sen­si­bi­lité à la Beauté. Si quelque chose est beau, c’est aussi bon. La beauté est une valeur qui offre la pos­si­bi­lité de voir au-delà de la sur­face.
Un jour, alors que je vivais dans le Sud, je suis allé à Bagnoli, une ban­lieue de Naples avec un fort passé indus­triel. Au début du XXe siècle, elle abri­tait l’aciérie Ilva, ancien­ne­ment Ital­si­der, déman­te­lée dans les années 1990. Bagnoli est sur la mer, alors j’ai vu la plage, les pêcheurs, quelques éta­blis­se­ments de bains. Mais ce qui a attiré mon atten­tion, c’est l’immense aban­don, le vide. D’énormes sque­lettes d’usines, des bâti­ments vides, sans vie. Il y avait quelque chose de sus­pendu, un sen­ti­ment qui allait au-delà de la mort. Il y avait la Beauté, la Beauté éter­nelle, et vous ne pou­vez pas décrire ce que cela signi­fie, parce que c’est un don.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
La vie quo­ti­dienne même est un plai­sir pour moi. Chaque jour, l’air et la lumière de ce pays où je vis, si entouré de vert, me semblent dif­fé­rents. Cela me donne un grand sen­ti­ment de bien-être, de paix et de beauté.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres pho­to­graphes ?
Je ne peux pas répondre à cette ques­tion. Chaque pho­to­graphe a son propre style, sa propre vision de la réa­lité. Je suis mes sen­ti­ments. Je suis sen­sible aux chan­ge­ments de lumière mais, sur­tout, j’essaie d’exprimer l’enchantement du vide, de l’abandon, de l’incapacité à com­mu­ni­quer. Toutes mes œuvres reflètent la dis­tance qui se crée sou­vent entre les gens, ou entre les gens et l’environnement. La soli­tude est la condi­tion humaine que j’essaie de repré­sen­ter. J’interviens beau­coup sur mes pho­tos. J’élimine beau­coup de détails ; je peins le ciel et la mer avec des pin­ceaux vir­tuels ; je recrée des scènes, des pay­sages, satu­rés et désa­tu­rés. J’ajoute sou­vent des élé­ments à la photo ou à d’autres pho­tos. C’est une post-photographie dans laquelle il y a une pas­sion pour l’art, pour l’harmonie des formes, pour la géo­mé­trie, pour les lumières et les ombres.

Com­ment définiriez-vous votre approche du pay­sage ?
Le pay­sage m’étonne tou­jours. Je parle de pay­sages natu­rels et urbains. Dans mes pro­jets, je pré­fère le pay­sage de la nature. C’est une grande source d’inspiration. Je pense au tra­vail que j’ai fait sur Cesare Pavese avec une réfé­rence pré­cise à son der­nier roman : La Luna e i Falò. J’ai pho­to­gra­phié les lieux de l’écrivain, les pay­sages des Lan­ghe, les ran­gées de vignes, les noi­se­tiers, les col­lines du sud du Pié­mont. La terre qui se fond avec les per­son­nages, les mai­sons, les livres, les écrits de Cesare. Ce pro­jet m’a révélé la force du pay­sage hiver­nal, nu ; la néces­sité pour chaque homme de recon­naître ses propres racines. L’homme est le pay­sage. Pavese le savait bien quand il a écrit “… pour moi, les col­lines de Canelli sont la porte du monde…”.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
C’est cer­tai­ne­ment l’image qui a donné nais­sance au pro­jet Via di Fuga a Mare. C’était un jour de fin d’été en Ligu­rie, il fai­sait très chaud, une cha­leur humide. Au cou­cher du soleil, je me pro­me­nais sur la pro­me­nade de Vado Ligure, une ville où se trouve une grande plate-forme pétro­lière. Les doux rayons du soleil fil­traient à tra­vers la cou­ver­ture d’humidité don­nant au pay­sage une cou­leur pas­tel sur un hori­zon indé­fini. La scène était en deux dimen­sions. Dans cette mer fusion­née avec le ciel, un pétro­lier est arrivé et devant lui un canoë rouge avec un homme et un enfant. J’ai attendu qu’ils soient à la bonne dis­tance et j’ai pris la photo. Dans cette image, il y a tout mon lan­gage artis­tique : le vide, la soli­tude de l’homme, l’offense au pay­sage. Et il y a la Beauté, dans les cou­leurs désa­tu­rées, dans l’harmonie d’un pas­sage, dans la poé­tique de la condi­tion humaine face à un monde de plus en plus industrialisé.

Et votre pre­mière lec­ture ?
J’avais sept ans et j’étais au lit avec la grippe. Mon père est ren­tré du tra­vail avec un cadeau. Il s’agissait de livres, dont Sans Famille d’Hector Malot et Le Jar­din Secret de Frances Hodg­son Bur­nett. Ces his­toires sont gra­vées dans mon esprit, je me sou­viens bien des images sur les cou­ver­tures et même de la forme des livres, de leur tex­ture. Ainsi est née une pas­sion pour la lec­ture qui ne m’a jamais quitté.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’aime la musique ! J ‘ai un faible pour Mozart, en par­ti­cu­lier pour le Kyrie de la Messe en do mineur et le Lacri­mosa du Requiem. En géné­ral, la musique clas­sique m’émeut beau­coup. Mais j’aime aussi les chan­teurs de musique légère comme Mina, De Andrè, Lucio Dalla, Elvis Pres­ley et, bien sûr, Pino Daniele. J’ai un goût légè­re­ment vintage !

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Au phare de Vir­gi­nia Woolf, dans lequel il y a cette frag­men­ta­tion, cette dis­so­lu­tion de la réa­lité exté­rieure qui ne peut être recons­truite que par les émo­tions, les sen­ti­ments, les pen­sées des per­son­nages. Le temps est fluide dans cette attente du jour où aura lieu ce voyage vers le phare. C’est un roman à la prose forte et lyrique. J’aime tous les livres de Vir­gi­nia Woolf.

Quel film vous fait pleu­rer ?
E.T. de Spiel­berg. C’est un film très poé­tique, dans lequel celui qui est dif­fé­rent est accepté, aimé et défendu. La pureté des sen­ti­ments des enfants dans le film, qui souffrent de la sépa­ra­tion avec leur père, de la dés­in­té­gra­tion de la famille, m’a ému. La scène du vol avec les vélos a ins­piré mon pro­jet sur le jeu : Lùdica. Il y a une image en par­ti­cu­lier où l’on voit des enfants sur la plage et des che­vaux qui prennent leur envol. Dans toutes les images, les jouets volent ou sont sus­pen­dus dans le ciel.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois les signes de mon propre deve­nir. Je ne parle pas du pas­sage du temps, mais de la maturité.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai tou­jours osé.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le Salento. La fin du talon de l’Italie. C’est une terre mer­veilleuse, coin­cée entre deux mers. Du côté ionien, vous pou­vez voir les immenses oli­ve­raies qui atteignent la mer. Du côté de l’Adriatique, il y a une falaise blanche. Sur­réa­liste. La mer a mille cou­leurs ; des nuances de bleu et de rose. La cam­pagne est de terre rouge, pleine d’oliviers aussi grands et beaux que des sculp­tures. Il n’y a ni mon­tagnes ni col­lines, donc tout est immense. Le ciel trans­met sa dimen­sion d’infini. Les villes baroques sont blanches grâce à une pierre par­ti­cu­lière, uti­li­sée au cours des siècles pour construire des monu­ments, des églises et des palais. J’ai vécu quelques années dans le Salento et je me sou­viens des odeurs, des cou­leurs, de tout. Cette terre m’appartient.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je me sens cer­tai­ne­ment proche de Vir­gi­nia Woolf. J’ai une rela­tion empa­thique avec ses œuvres, en rai­son de l’intensité avec laquelle elle décrit le sen­ti­ment de sus­pen­sion, de vide qui existe dans ses œuvres. J’aime le poème. Mah­mud Dar­wish parce que ses paroles sont comme des corps en per­pé­tuel mou­ve­ment. J’aime Daniel Varu­jan, le poète armé­nien, qui chante le retour aux sources de façon épique et mys­tique. L’attachement vis­cé­ral de Varu­jan au monde indi­gène, à sa culture, à sa langue, m’a tou­jours rap­pelé ma propre ori­gine, com­prise comme une fusion géné­tique. Puis j’aime Giotto, pour le bleu de son ciel, la même cou­leur infi­nie que je mets dans mes pho­tos. Et De Chi­rico, pour le mys­tère dou­lou­reux de ses peintures.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un voyage. Retour à Naples pour revoir le golfe au cré­pus­cule et pleu­rer d’émotion.

Que défendez-vous ?
Je défends la Beauté comme une valeur, je le répète. Ce n’est pas un prin­cipe esthé­tique, mais le prin­cipe du Bien. La beauté pour Aris­tote et Pla­ton est la “vérité”. Pour saint Tho­mas, la beauté et la vérité sont iden­ti­fiées, le “vrai par rap­port à la connais­sance, le bon par rap­port à la ten­dance, le beau par rap­port aux deux”. L’homme est le seul être vivant capable de per­ce­voir la Beauté, de sai­sir l’harmonie de toutes choses et donc l’art et de la connaissance.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Les paroles de Lacan me font pen­ser à la gra­tuité de l’amour. Aimer, c’est se don­ner à quelqu’un sans aucune attente. Il y a quelques années, j’ai eu la joie de ren­con­trer la poète Alda Merini. Je suis allé lui rendre visite chez elle, sur les Navi­gli à Milan. Nous avons parlé d’amour. “J’ai beau­coup aimé dans ma vie, mais j’avais aussi une grande ambi­tion : deve­nir poète, et j’ai réussi. J’ai eu la chance de ren­con­trer de grands hommes, qui étaient de grands pro­fes­seurs, qui sont deve­nus des amours intel­lec­tuelles, de grands sens de l’admiration. L’amour, c’est aussi l’amitié, c’est l’émerveillement devant la nature. Même la mort est un amour de la vie, parce qu’elle est en par­tie construc­tive de la vie. L’amour est un enga­ge­ment mutuel, ce n’est pas la pos­ses­sion de l’autre, et c’est aussi un grand risque, car il peut conduire à la décep­tion et à la souf­france. Modé­rons donc nos attentes, non seule­ment en matière d’amour, mais aussi de tout ce qui, sur cette terre, peut nous déce­voir”. Je pense que ces mots d’Alda expriment bien le sens de l’aphorisme de Lacan.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?
Je pense que Woody Allen a voulu expri­mer le contraire de ce que dit Lacan. Ici, l’attente pré­vaut sur tout. Il y a une faim à satis­faire, la demande n’est pas impor­tante. L’homme est égo­cen­trique et l’autre est celui qui doit le satis­faire. D’apparence amu­sante mais pro­fon­dé­ment dra­ma­tique, cette phrase me rap­pelle l’énorme peur de l’homme d’être seul.

Et si le cœur vous en dit celle de Via­latte : “L’homme n’est que pous­sière c’est dire l’importance du plu­meau”?
Je pense à l’attachement à la vie. Le désir fou de ne pas retour­ner à la pous­sière, d’échapper à la fin. Nous avons besoin du plu­meau pour évi­ter de pen­ser à la mort. Nous vou­lons vivre dans l’ici et maintenant.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Oh, je dirais aucune !

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 31 décembre 2020.

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