Pas besoin de Nietzsche ou e Heidegger pour entrer dans le réel. Les images de Barry Gilbert-Miguet y pénètrent loin des controverses spéculatives. Preuve que celui qui n’arrive même pas à faire les calculs mentaux nécessaires pour jouer aux fléchettes dans un pub reste capable d’une “matelathématique” des images. Il n’a pas besoin de muse : la rue lui en fournit. Des passantes malicieuses suffisent.
Leurs écorces parfois font vaciller la réalité. D’autant que le photographe de Norwich possède l’essentiel : un regard. Non sans humour et poésie existentielle. Mais audace aussi — toujours de manière discrète — “old fashion” presque. Mais un tel regard reste indispensable et beaucoup plus neuf et revigorant qu’il n’y paraît.
Barry Gilbert-Miguet, Revue Open Eye, n° Spécial, Noël 2020.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon chien, Patch, que j’ai depuis le mois de Juin. Avant lui, c’était beaucoup plus difficile. Il fallait m’administrer un café presque en intraveineuse avant que je trouve l’énergie nécessaire pour émerger de ma couette.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Presque tous bafoués — surtout celui de jouer au foot pour Norwich City et l’Angleterre.
A quoi avez-vous renoncé ?
La carrière de chanteur/compositeur rock, par faiblesse devant des conseils bien intentionnés, notamment de mes parents qui voulaient absolument que je devienne expert-comptable — moi qui n’arrive même pas à faire les calculs mentaux nécessaires pour jouer aux fléchettes dans un pub.
D’où venez-vous ?
De Norwich, ville magnifique mais peu connue, située dans le plat pays à l’est de la perfide Albion.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Le titre de “Freeman” ou bourgeois d’honneur de cette cité — ce qui me donne le droit d’être pendu avec une corde en soie si jamais on me juge coupable d’une crime capitale dans le comté.
Si, par contre, vous parlez d’héritage artistique, je dois avouer pas grande chose. L’art n’était pas forcement une priorité dans mon milieu et l’observation « Oh Barry, il est un peu artiste » — que j’ai souvent entendu lors de ma vie familiale et professionnelle — n’était absolument pas un compliment mais plutôt donné comme plaidoirie de circonstances atténuantes quand je m’avérais nul pour les choses pratiques ! J’ai peut-être trouvé, par contre, un minimum de sensibilité artistique par le fait d’être un gaucher contrarié. Cette pratique, commune dans les écoles maternelles anglaises à l’époque, peut provoquer des séquelles graves. Pour moi, elle fut simplement à l’origine de mon côté un peu (trop !) distrait et rêveur.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Faire l’amour — mais malheureusement la tendance est inexorablement vers le “non” plutôt que la pratique quotidienne.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres photographes ?
Voir tendance décrite dans la réponse précédente !
Mais blague à part, je crois que, là encore, la photographie a beaucoup de parallèles avec la musique. Vous donnez la même guitare, le même ampli et la même morceau à plusieurs guitaristes et ça devrait sonner un peu près pareil. Mais en réalité ça peut donner lieu à des interprétations radicalement différentes. On reconnaît tout de suite “le son” Clapton ou Santana. En photographie, c’est pareil. Même appareil, même objectif, même sujet — images très différentes. Certaines bonnes, certaines banales. On appelle ça le talent ou “l’œil” du photographe. Ce qui me distingue potentiellement des autres photographes, donc, est ma personnalité propre. C’est la même chose pour toutes les photographes. La difficulté est de l’assumer et de ne pas chercher simplement à imiter d’autres — ce qu’on fait trop souvent (et en musique et en photographie) pour “plaire” aux autres.
Comment définiriez-vous votre approche du “paysage” ?
J’aime faire des paysages urbains mais m’occupe très peu de paysages traditionnels. Dans les rares occasions où je m’y aventure, mon approche revient à éviter de prendre des photos que je peux acheter en carte postale. C’est une règle (ou plutôt un leçon car je déteste les règles en photo) que j’ai adoptée après une visite au Taj Mahal. J’ai passé tout mon temps à mitrailler et n’ai absolument pas profité de la beauté — et encore moins de la sérénité — du lieu. En bref, je n’ai rien “vu” (le comble quand on se croit photographe !) — et je n’ai rien fait avec ces photos (toutes quelconques) qui sont toujours stockées quelque part dans leur petite boîte jaune de Kodachrome. Heureusement, j’ai pu retourner en Inde quelques années plus tard. J’ai pris moins de photos mais j’ai mieux vu. Une bonne “technique” qui m’a souvent servi est de regarder dans la direction opposé des touristes !
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je pense que c’était “Étude de Mouvement” par Rudolf Koppitz. Je l’ai trouvé dans une vielle Encyclopédie “Britannica” datant de 1929 — que mon père a achetée. Et pas pour les connaissances contenu dans ces pages mais pour couvrir une tache sur notre papier peint. J’ai un peu honte à avouer que j’ai feuilleté la section consacrée à la photographie à maintes reprises ; non par amour de l’art mais parce que — pour le garçon de 11/12 ans que j’étais à l’époque — l’image de Koppitz représentait mon premier contact avec la nudité féminine ! Depuis, je suis souvent retourné à cette photo et la beauté de sa composition me sert toujours de référence. Plus récemment, datant de la même époque et un peu dans la même veine, j’ai découvert les œuvres de Alfred Cheney-Johnston et je projette actuellement une série inspirée par elles.
Et votre première lecture ?
Ne pouvant pas souvent dormir la nuit à cause des crises d’asthme d’adolescent, j’ai commencé à lire très tôt. Je pense que le premier livre que j’ai lu était “Coral Island” de R.M. Ballantyne — un espèce d’“Île au Trésor” pour jeunes lecteurs. Après les rigueurs de mes études de droit (et la mauvaise habitude qu’elles m’ont donné de vouloir souligner chaque phrase en jaune et de faire des notations dans les marges), j’ai longtemps eu de la difficulté à affronter la lecture sérieuse simplement pour le plaisir. J’ai donc eu tendance à me limiter plutôt à des policiers. Ceci dit, c’est avec plaisir que j’ai pu constater que l’héroïne de “L’élégance du hérisson” de Muriel Barbery concède que les œuvres d’Henning Mankell et de Michael Connolly (mes auteurs préférés dans le genre “Série Noire”) sont bel et bien de la littérature à ses yeux.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Là, c’est le contraire à la lecture. J’écoute TOUT (du classique au hip hop en passant par le jazz) et j’ai une collection de disques tellement vaste que son stockage à la maison me fait courir des graves risques de divorce avec ma femme, qui prétend qu’elle a besoin de cet espace hautement culturel pour ranger de vulgaires vêtements !
Si je devais amener juste une style de musique sur une île déserte, cependant, ce serait probablement la musique “garage” et psychédélique de la côte ouest des États Unis (Love, The Byrds, Country Joe and the Fish, Jefferson Airplane etc. etc.). Si les douanes post-Brexit le permettaient, j’essayerai surement de glisser aussi dans mes valises quelques disques des Stones et des Beatles de la même époque car je trouverai difficile à vivre sans “I am the Walrus”.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
En ce moment, “La Peste” d’Albert Camus — non pas à cause de la crise sanitaire actuelle, qui le ramène à la mode, mais parce qu’on m’a obligé à étudier ce livre pour mes “A Levels” (équivalent du Baccalauréat) et j’avais pris l’œuvre en grippe, refusant obstinément de la lire. Finalement, à quelques jours seulement de l’examen, j’ai paniqué et je l’ai parcourue en tout vitesse à partir d’une traduction anglaise. J’ai adoré, et j’aimerais un jour la relire plus sereinement en v.o.
Quel film vous fait pleurer ?
“Fidèle Vagabond” de Disney bien sûr — en tout cas c’était le premier, mais je cache mes larmes (pour les anglais, “boys don’t cry”) assez régulièrement devant les films — le plus souvent de joie plutôt que de tristesse. Ça promet pour “La Vie est Belle” qui passe à la télé ce soir !
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quelqu’un qui vieillit et n’a plus assez de temps devant lui pour réaliser tous les projets (photographiques et/ou autre) qu’il a dans la tête. Compromise aussi la bonne résolution de remédier à mon manque honteux de culture littéraire révélé ci-dessus. C’est certes mal barré pour “Guerre et Paix” ou l’œuvre complète de Dickens mais je pourrais quand-même attaquer un peu de littérature moderne et de poésie. Faudrait aussi que j’arrête de dire qu’il fait trop froid et que je sorte un peu plus régulièrement avec mon appareil photo …
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aïe ! Je dois faire partie de cette espèce qui ose tout selon Michel Audiard. En effet, je crois sincèrement que ma réponse est : personne. Du reste, j’étais souvent appelé par mon activité professionnelle à rédiger de la correspondance aux grands de ce monde.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le Colisée à Rome. Je peux y rester des heures. Il y a quelque chose qui s’y passe — quelque chose de spirituel que je n’arrive pas à expliquer avec mon éducation cartésienne. J’ai aussi senti quelque chose de similaire sur le champ de bataille de Waterloo et au Big Sur aux États unis.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
J’aime beaucoup d’artistes rock et, au niveau de mon propre style de modeste chanteur/compositeur, je suis beaucoup influencé par des gens comme Ray Davies des Kinks ou, bien sûr, Mick Jagger. Parmi les écrivains, je me sens très proche d’Henning Mankell (pour moi “Profondeurs” est un chef-d’œuvre — et je compatis très souvent avec les anxiétés existentielles de l’Inspecteur Wallander) et de Robert Harris. Comme ce dernier, je suis un ancien “speechwriter” (rédacteur de discours) et j’ai souvent l’illusion que moi aussi j’aurais pu écrire ce qu’il a fait (c’est souvent la marque d’un grand artiste que tout semble dans son oeuvre facile). Dans le cas d’un de ses dernier livres, “The Second Sleep”, j’ai même l’affreuse impression d’avoir eu une idée similaire bien avant lui – raison de plus d’arrêter de me contempler dans le miroir que vous évoquez ci-dessus et de me donner des coups de pieds avant qu’il ne soit trop tard pour écrire mon grand “best-seller”. Il ne suffit pas d’en parler pour créer.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Les services d’un prête-plume littéraire peut-être – ou bien un billet pour un voyage autour de la Terre, avec un premier arrêt au Brésil. J’ai toujours adoré la musique de ce pays.
Que défendez-vous ?
J’ai travaillé pour beaucoup de causes humanitaires et environnementales tout au long de ma carrière — mais au niveau quotidien et personnel, j’essaie de respecter les bonnes manières d’antan, d’être juste et de ne pas tricher. Les Anglais appelaient ça “to play cricket” mais je crains que le “fair play” ne soit que rarement payant de nos jours. L’importance semble être de gagner à tout prix — même, malheureusement au cricket. Une chose que je ne supporte absolument pas : les gens qui sont méprisants vis-à-vis les serveurs dans un restaurant — et je ne fais pas confiance aux gens qui le sont. En plus, ils devraient se méfier. J’avais travaillé un moment comme garçon de table pour aider à payer mes études et si les gens savaient ce que mes collègues faisaient aux plats destinés aux clients grossiers ou pénibles …
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est l’histoire de ma vie ! Sauf que l’acquisition de Patch (voir réponse à la première question) m’a de nouveau démontré qu’il me reste de l’amour à donner — et que je veux en recevoir. Beaucoup même. Les photographes ont souvent besoin d’amour d’ailleurs. On appelle ça de la sensibilité. On impose notre talent (qu’on a ou “qu’on n’a pas”) sans cesse a des gens qui n’ont rien demandé et qui a priori “n’en veulent pas”. Mais qu’est-ce qu’on est content quand les gens aiment ce qu’on fait en retour. Peut-être la clé, c’est que l’amour ça se travaille.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
On m’a souvent accusé de ne pas avoir appris à dire non. Ça m’a coûté gros à maintes reprises mais m’a aussi beaucoup apporté. J’assume et je ne regrette pas.
Et si le cœur vous en dit celle de Vialatte : “L’homme n’est que poussière c’est dire l’importance du plumeau” ?
J’aime mieux l’idée qu’on est comme des flocons de neige qui sont beaux et fragiles, et qui s’évaporent discrètement dans le ciel quand leur heure est venue — ne laissant que des bonnes souvenirs mais pas de traces à balayer sous le tapis.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Quels sont mes honoraires pour répondre à votre interview !!!
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 29 décembre 2020.