lelitteraire.com propose de manière inédite à ses lecteurs ayant apprécié les billets “en marge” de Didier Ayres de découvrir chaque semaine une partie de son oeuvre théâtrale, H.P (Scènes de désespoir et de miracles)
avant-propos de l’auteur :
H.P. porte un regard sur l’institution psychiatrique. En 12 scènes on y retrouve l’essentiel des vrais moments d’un asile, des séquences véridiques de ce lieu de surveillance : les infirmiers, les patients, les thérapeutes, les familles, l’heure du thé dans l’après-midi, la nuit avec ou sans sommeil, la contention, les conversations entre les asilaires, etc. Ce qui ressort de cette plongée en milieu hospitalier, c’est la souffrance de tous et de chacun, douleur qui s’exprime soit par l’angoisse, soit par le rire.
C’est ce destin d’une communauté de vivants — comparables à des détenus — qui m’a poussé à imaginer cette pièce. La tension dramatique, tension d’êtres humains bousculés comme en une nef des fous, pour moi a fait théâtre (plus à mes yeux que la célébration d’un office religieux). Ce qui est sacré ici, c’est cette focale sur le fond de l’être. Ainsi, « le monde est un théâtre ».
didier ayres
lire la scène 9
Scène 10 :
Vous savez pourquoi vous êtes ici ?
Non.
Parce que l’on vous a trouvé errant en banlieue de Bâle avec un simple tricot sur le dos et les pieds nus.
On m’a appréhendé.
Oui, on vous a appréhendé pour que vous repreniez vos esprits. Il faut voir la réalité en face : vous êtes titulaire d’un diplôme. N’est-ce pas ?
…
Et cette série de sismothérapie, c’est pour que vous repreniez le dessus et que vous exerciez le métier pour lequel vous êtes diplômé. Car vous avez fait deux crises de catatonie que l’on ne pouvait pas soigner. Vous vous rendez compte ?
Je vais retrouver la réalité.
Oui, une forme de normalité ; vous n’êtes pas au théâtre ; je suis fait de chair et vous aussi. Chair, sang, battement cardiaque, circulation sanguine. Vous avez un corps.
Oui, monsieur.
Ce n’est pas un théâtre ici, c’est une unité de soins. Et il vous que vous appreniez à être un patient, à jouer, à mimer les attitudes et les convictions d’un patient. Puis, vous jouerez au convalescent, puis à l’homme guéri. Car ici, ce n’est pas un théâtre, c’est la réalité. Vous comprenez ?
Oui, monsieur.
Dites-moi comment vous voyez les deux prochaines années ?
…
Votre sœur est venue et elle veut que vous alliez en France, que vous quittiez la Suisse et toute votre famille. Elle dit que c’est votre famille qui vous fait du mal.
Non, monsieur.
Elle est inquiète, c’est le moins que l’on puisse dire.
Oui, monsieur.
Vous ne réagissez qu’aux électrochocs, et les médicaments ne servent pas beaucoup dans votre cas. Ou sinon, à imaginer une combinaison entre chimiothérapie et sismothérapie. Vous sentez-vous étranger ? Étranger à vous-même ?
Je ne comprends pas.
Vous dormez ?
Oui, monsieur.
Il faudra un jour revenir à la vie ordinaire. Je sais que vos médicaments vous font planer, vous droguent un peu en réalité, et au dehors, c’est la fin du rêve, la fin du sommeil éveillé et c’est dur parfois.
…
Vous restez les yeux fermés durant de longues heures de la journée. Vous êtes apathique. Il n’y a pas de scène, croyez-moi. Cet hôpital est une sorte de lieu de miracles et de désespoir. Où tout est possible.
Il faut que je raisonne.
Parfaitement.
Alors ?
Oui.
…
…
Il faut du temps
Pourquoi ?
…
Je n’arrive pas à m’exprimer. Ils disent que j’ai 55 ans et que je ne suis pas citoyen helvétique parce que je m’appelle Abdelnor.
Regardez les faits. Il n’y a que les faits qui comptent, qui forment le tissu de ce qu’est la réalité. Le présent est la seule chose tangible. Vous ne buvez pas. Vous n’avez pas d’hallucinations. Mais vous êtes malade. Vous avez une famille difficile et votre sœur est inquiète. Elle vient ici souvent. Elle est au téléphone parfois. Vous avez une sœur qui est artiste visuelle. Elle sait écouter, et je lui ai parlé vendredi dernier. Elle dit que vous avez toujours été réservé. Que vous êtes le même. Vous jouez donc bien un rôle, non ?
…
Donc, j’en conclus que vous êtes en voie de guérison. Que c’est encore une sorte de miracle, encore une fois. Il vous restera à faire des exercices : comme le test de Rorschach. Et puis, il faudra des exercices physiques, comme vous le faites dans l’atelier de yoga.
Oui, monsieur
{ à suivre }