Une merveilleuse auteure, à découvrir enfin
Joan Didion est devenue célèbre en France très tardivement, grâce à L’Année de la pensée magique (2007), alors que dans le monde anglo-saxon elle fait partie, depuis les années 70, des écrivains reconnus comme majeurs à la fois sur la plan de la fiction et sur celui des essais ou des reportages.
On peut parier que Le Bleu de la nuit va contribuer à la faire mieux connaître chez nous, non pas pour ses qualités intrinsèques mais parce que, tout comme L’Année de la pensée magique, le roman réunit les ingrédients destinés à en faire un succès auprès du lectorat d’aujourd’hui : il s’agit d’un ouvrage autobiographique sur un sujet relevant du drame, voire de la tragédie. Dans le livre précédent, l’auteure a raconté la perte de son mari et la maladie de sa fille ; toutefois, le récit s’achevait sur une note d’espoir dans la mesure où le lecteur pouvait croire, tout comme Joan Didion, que sa fille au moins allait s’en sortir. Dans son dernier livre, la romancière relate la maladie de sa fille, sa mort et divers épisodes de son enfance, de son adolescence et de sa vie d’adulte, d’une manière qui revient à faire le bilan d’une kyrielle d’espoirs et d’illusions perdus, y compris sur ses propres capacités de mère (adoptive).
Par ailleurs, c’est un livre qui parle de la vieillesse, avec tous ses inconvénients qu’on préfère s’occulter ou cacher à autrui, à commencer par la sensation d’être fragile et à finir par le manque d’envie même de revoir ses plus beaux souvenirs. Sur ces thèmes pénibles, Joan Didion écrit de la façon que les familiers de son œuvre romanesque vont tout de suite reconnaître : avec une note de lucidité féroce mitigée d’humour noir, à l’opposé exact de la complaisance envers soi. Le livre en devient d’autant plus poignant et impressionnant.
Cependant, je recommande aux amateurs de grande littérature de commencer plutôt par lire Démocratie, s’ils ne connaissent pas encore cette auteure. C’est l’un des romans les plus remarquables de Joan Didion – avec Un Livre de raison et Maria avec ou sans rien –, où elle déploie son art du récit en combinant la plupart de ses thèmes de prédilection : la crise personnelle, l’amour inaccompli, la politique et les machinations qui s’y associent. La protagoniste, Inez Victor née Christian, est mariée avec un sénateur qui se voit bien devenir président des États-Unis, au début des années 70, pendant la période où l’issue de la guerre du Vietnam devient de plus en plus prévisible. Ils ont deux enfants presque adultes, le garçon Adlai et la fille Jessie, des jumeaux caractérisés d’une manière typique de l’auteur, purement comportementale mais dont l’effet est propre à nous faire conclure qu’il s’agit d’un imbécile débrouillard et d’une imbécile bonne à rien. Cette dernière trouve excellente l’idée, au printemps 75, d’aller chercher du travail au Vietnam, alors que l’ambassade américaine est en train d’évacuer la plupart des ressortissants demeurant sur place. Pour essayer de la récupérer, sa mère va s’allier à Jack Lovett, un personnage à la fois cynique et redoutable (dans sa vie professionnelle d’agent secret) et très romantique sur le plan privé (il est amoureux d’Inez depuis une vingtaine d’années). Ces éléments ne suffisent pas à donner une idée adéquate du roman, pas plus qu’un résumé exhaustif n’y suffirait. Ses qualités et l’essentiel de son intérêt résident dans l’art avec lequel l’auteure oscille entre l’ironie, l’absurde et le poignant, comme dans l’habileté avec laquelle elle combine l’aspect personnel des événements racontés et le contexte historique.
Ses deux livres sont à conseiller aux amateurs de littérature contemporaine qui ne connaissent pas encore Joan Didion. Chacun des deux leur donnera certainement envie de lire des autres œuvres disponibles en français.
agathe de lastyns
Joan Didion,
- Le Bleu de la nuit, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Grasset, janvier 2013, 232 p. — 17,60 €
- Démocratie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Taffin-Jouhaud, Robert Laffont, janvier 2013, 268 p. — 8,40 €