L’Antéchrist est né
Pour gouverner le Brésil
Mais le Conseiller est là
Pour vous en délivrer
Mario Vargas LLosa, La guerre de la fin du monde
L’élégant coffret anniversaire, édité par des femmes, à l’occasion — ce 10 décembre 2020 - du centenaire de la naissance de Clarice Lispector (1920–1977), considérée comme « figure majeure de la littérature brésilienne », comporte deux romans, La Passion selon G.H., L’heure de l’étoile et un petit livret illustré.
La Passion selon G.H., son cinquième roman, commence de façon abrupte, à la manière d’un cut, d’un journal intime, d’une confession proférée dans le doute par une sorte de double. Le contexte est limité, ordinaire, les faits, prosaïques.
Par peur de la « désorganisation », de la « désintégration », l’auteure, d’origine juive ukrainienne, ayant vécu à Recife et à Rio de Janeiro, se place en speculum d’une autre elle-même, tâtonnante, angoissée, sommairement nommée G.H. Serait-ce une possible référence au cauchemar de la Shoah, à l’extermination d’individus réduits à des chiffres vagues, des acronymes, de pauvres initiales gravées sur des valises ou tatouées à même l’épiderme ?
Curieusement, arrive la mention d’une « troisième jambe », évoquant l’ajout d’une prothèse, ou bien témoignant de l’existence d’un autre genre, d’un monstre ou d’une divinité — par exemple, celle de la mythologie scandinave, Héla, déesse des enfers, créature surnaturelle qui chevauchait un cheval à trois jambes. Les mues de la persona de G.H./C.L. font penser à celles du corps souffrant de Frida Kahlo, et comme elle, de cette matière abîmée, elle en conçoit une autre matière concrète, celle de l’écriture, qui bouscule la linéarité du récit.
Des accès de fulgurance permettent à G.H. l’accouchement, la maïeutique d’une forme qui conjure la présence de la mort, dans laquelle la jeune femme accède à une renaissance. Cette déclaration, « je suis la vestale d’un secret dont je ne sais pas quel il fut », se place entre la découverte (vertigineuse) du talent et du feu fragile qui l’anime.
Telle la prêtresse d’un temple inconnu, Clarice Lispector délivre une parole, une logorrhée fiévreuse, sobre, faite d’oppositions et de sous-entendus. Par ailleurs, la femme coupée en morceaux hante une génération de créatrices (les Surréalistes), la femme fragmentée, une femme-objet réduite, et cela se manifeste chez G.H./C.L. par le malaise, le manque de quelque chose qu’elle ne connaît pas et qui lui fait défaut.
La voix d’adresse (la voix intérieure) tutoie, emploie les formes interrogatives et exclamatives. Les temps s’entrechoquent, du présent à l’imparfait, du futur au passé simple. Tout un vocabulaire de la vision convoie « les signes télégraphiques » du massif textuel. Le « monde entièrement vivant » qui encercle l’écrivaine est-il celui d’une épouse condamnée à « un Enfer » d’être sexuée et soumise aux contingences que cela suppose ?
Curieuse parole entrecoupée, qui tressaute, puis se rattrape, est rattrapée par une conscience vive, salutaire. L’introduction dilatoire amorce une fiction qui commence dans l’espace domestique.
G. H. s’observe et son regard introspectif, contemplatif, révèle une part de son personnage qu’elle nomme « ces organisations de moi-même » : mise en abyme du désarroi provoqué par le contrat socio-sacrificiel féminin, l’aveu de la fabrication artificielle d’une Clarice Lispector, mariée, mère de deux enfants, vivant dans un confort bourgeois ?
Cette construction du trouble identitaire se dote de résurgences kafkaïennes. L’inquiétude habite l’autocritique de G.H., qui aperçoit des fantômes émergeant de son long voyage psychopompe. Cet après de la destinée se mélange à un don de précognition, de préincubation et de prébiologisation, un ensemble fracturé mais en symbiose.
C. Lispector tord le texte et l’engage dans une prose poétique directe, parfois abrupte. Elle tente de dépasser et de s’affranchir d’une chose non-née, d’où son effroi et son désespoir au vu des millions de naissances d’individus suivies de leur disparitions tout aussi rapides et de leur anéantissement dans « le rien ».
Une analyse féministe dénonce la quasi-invisibilité des femmes, leur anonymat, que l’écrivaine reprend à son compte : « Comme je ne savais pas ce que j’étais, n’être pas était donc au plus près de ma vérité ». Il s’agit peut-être d’une écriture de la manipulation dans laquelle un metteur/une metteuse en scène dresserait à travers une actrice un imago dont il s’avère primordial d’en trouver la source, d’où proviendra également le salut de la mystérieuse protagoniste.
Telle une architecte, G.H. dresse l’état des lieux de son appartement, endroit oppressant, « ce monstrueux intérieur de machinerie », dans lequel la bonne noire est installée, dans la resserre, le bas-fond, les rebuts des maîtres de la société racialiste du Brésil. L’immeuble est construit par empilement d’étages, par strates (comme le texte), et sous les terrassements, dans les angles obscurs, des présences ensevelies « affleurent », « suintent », comme dans les films d’horreur. À l’instar de Dibutade, la fille du potier corinthien, G.H. projette sur les silhouettes tracées au fusain sur le mur son alter ego, celui d’une femme noire qui se duplique et lui rappelle « quelqu’un, qui était moi-même » - une femme-zombie. La chambre de bonne se détache du bâtiment « comme un minaret » - allusion possible à Bilal ibn Rabah, considéré comme le premier muezzin de l’Islam.
Dans la pièce déserte, un refuge sommaire, G.H. endosse avec crainte et fascination à la fois le rôle d’entomologiste en découvrant une blatte, qu’elle blesse en claquant la porte de l’armoire. L’insecte maudit engendre la répulsion, l’épouvante de la prolifération morbide. L’humanité lutte contre l’invasion de cette espèce synanthrope en lui prêtant une puissance surdimensionnée.
C’est aussi le prétexte sinistre pour nommer l’ennemi en catégorie nuisible de cafards quand, à partir de ce moment-là, les génocides deviennent possibles. La comparaison est d’autant plus inquiétante entre le visage de la blatte doté d’une bouche et d’yeux et celui « d’une négresse mourante ». L’insecte honni est ainsi personnifié par une figure de substitution. C. Lispector utilise la métaphore filée, la répétition, à la lisière de la poésie lyrique. La matière vile que la blatte expulse de ses entrailles n’est pas un bel enfant, un nouveau-né convoité mais une substance visqueuse entre crème et colle, un surmoi répugnant, insoutenable — possible allusion à un avortement ?
Cette vision du cancrelat estropié est une hallucination proche du delirium tremens. Le questionnement ontologique du début de La Passion selon G.H. bifurque vers une scène cinématographique, la Scream Girl ne hurle pas devant ce spectacle nauséeux mais se renouvelle, se dépouille, en s’avilissant, avec l’impression de rejoindre les limbes d’avant la naissance.
La jeune femme plonge alors dans une sorte de narcose.
Lispector trace un magnifique récit parabolique, qui s’apparente à certains versets de l’Ancien Testament. Elle, Ève nouvelle, renomme les animaux, à la sortie de l’Enfer. L’on pense aussi aux bêtes rampantes des premières demeures du château intérieur de Thérèse d’Avila, et également à une opération proche de la « transverbération », blessure « spirituelle » du cœur d’une personne, donc une blessure « invisible ».
Parallèlement, l’auteure dénonce les objurgations théologiques contre les femmes. G.H., tour à tour sujet dysphorique et euphorique, se trouve en communication avec les principes chtoniens et reptiliens, en un état second via « un secret aussi secret qu’est la reptation silencieuse d’un secret ». G.H. éprouve alors « la joie de la magie noire (…) comme une récente initiée ».
À la manière des convulsionnaires, elle expurge ses fantasmes ou s’enfouit dans l’apathie. La rédaction de La Passion selon G.H. s’inscrit dans une langue aux accents juvéniles, volontairement maladroite et un credo religieux : « je veux le Dieu dans cela qui sort du ventre de la blatte ». Progressivement, G.H. se dépouille de ses peaux, de ses enveloppes, de ses masques, dans « une auto-consumation ».
Des souvenirs affleurent et avec eux, la troublante conscience de la fin. Tel Orphée qui se retourne et astreint Eurydice à demeurer éternellement dans les Enfers, G. H. pratique le sparagmos (selon la thèse de Salomon Reinach), le déchirement du corps, c’est-à-dire le cannibalisme, « l’enfer est la bouche qui mord et mange la chair vive qui contient du sang ». Tout comme le héros païen, elle recrée à travers la blatte et sa sève blanche, le « rite de magie fécondante » (Monique Halm-Tisserant).
La signification de ces pages demeure mystérieuse, dédiées peut-être à un enfant non-né, un homme aimé, une ode à la sororité, une quête de l’extase, rédigées entre une espèce d’hypnose, un renoncement, une révélation.
La Passion selon G.H. est un credo inspiré, sibyllin, où, écrit Clarice Lispector, « dans ce sanglot le Dieu vint à moi (…) Dieu (…) Lui (…) le rien ».
Ou encore, comme le note Maître Eckhart dans le sermon 71 : « quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu ».
Yasmina Mahdi
Clarice Lispector, La Passion selon G.H. (trad. Didier Lemaison, Paulina Roitman), postface Clelia Pisa, éd. des femmes-Antoinette Fouque, 2020 — 15, 00 €.