lelitteraire.com propose de manière inédite à ses lecteurs ayant apprécié les billets “en marge” de Didier Ayres de découvrir chaque semaine une partie de son oeuvre théâtrale, H.P (Scènes de désespoir et de miracles)
avant-propos de l’auteur :
H.P. porte un regard sur l’institution psychiatrique. En 12 scènes on y retrouve l’essentiel des vrais moments d’un asile, des séquences véridiques de ce lieu de surveillance : les infirmiers, les patients, les thérapeutes, les familles, l’heure du thé dans l’après-midi, la nuit avec ou sans sommeil, la contention, les conversations entre les asilaires, etc. Ce qui ressort de cette plongée en milieu hospitalier, c’est la souffrance de tous et de chacun, douleur qui s’exprime soit par l’angoisse, soit par le rire.
C’est ce destin d’une communauté de vivants — comparables à des détenus — qui m’a poussé à imaginer cette pièce. La tension dramatique, tension d’êtres humains bousculés comme en une nef des fous, pour moi a fait théâtre (plus à mes yeux que la célébration d’un office religieux). Ce qui est sacré ici, c’est cette focale sur le fond de l’être. Ainsi, « le monde est un théâtre ».
didier ayres
lire la scène 6
Scène 7 :
(Les infirmiers préparent les doses des médicaments des patients, ce qui est une tâche assez dure et exigeante.)
Lui ? Un psychotique bizarre.
Je le connais depuis longtemps.
Il a perdu sa mère.
Lui, en cure de désintoxication alcoolique.
Tu le vois complètement ?
Il a peut-être eu deux vies ?
C’est devenu une hallucination avec le temps.
Oui, au bureau.
Il est au bureau ?
Oui, au bureau.
C’est d’ailleurs la troisième année.
Tu vas au Tyrol cette année ?
Qui ? Lui ?
Non ?
À l’évidence on fait pas mieux au niveau saturation.
Oui, des antihistaminiques, des antipsychotiques et des antidépresseurs.
Et lui ?
Très distingué, n’est-ce pas ?
Tu as fait M. Colaire ?
Cela manque.
L’air de la mer.
Cet été j’étais à Trouville. Cela change d’ici.
Il a des frayeurs.
Il peut guetter, tu sais.
Tu veux dire, le matin ?
Il fait des aphorismes.
« On prend le temps à ce qui ne prend pas de temps. »
Artiste ?
Oui.
Il va à l’église ?
Au temple.
Il a conscience que cela fait plus de trois ans qu’il est hospitalisé ici ?
C’est soixante-dix gouttes ?
Il prend ce somnifère ?
C’est à effet retard.
Tu veux dire, une fois pour toute ?
Allons de l’avant, disait-il.
Cette maison est dirigée par un chef de service qui est plus jeune que la plus jeune de nos infirmières.
C’est la dégradation.
Il est parti en libéral à Genève.
Et l’uniforme ?
Ça va.
Tu chantes ?
Oui, je chante.
Oui ? Alors chante quelque chose.
(Il chante quelque chose.)
Une histoire de théâtre par exemple. Disons la trame du Chapeau de paille d’Italie. Tu vois ?
Neuf comprimés pour le soir, et en plus elle se réveille la nuit et parle avec l’infirmière de garde.
Forme, forme, forme.
Je ne sais pas où j’ai vu cela ?
Dans Danse magazine.
Sa sœur est en France et elle ne veut pas venir ici.
Il est intelligent.
Il parle que de sa famille.
Tu sais, on a tous peur.
La sismothérapie ?
Lui, oui, il n’y a que cela qui fonctionne.
Le mieux, c’est sa famille.
On dit Rougemont ou de Rougemont ?
Tu pars où ?
À Trouville.
Tu connais cette chanson ?
(Il chante)
Moi ?
Oui, une photo. Un selfie.
Il a un accent, quelque chose de suédois, qui n’est pas suisse ?
Un prétexte.
Une journée.
Trouville ? C’est bizarre.
Tu sais la Suisse italienne, c’est bizarre aussi en un sens.
Forme, forme, forme.
C’est dans Danse magazine ?
Chante ce bel air : Paris, Paris, Paris, c’est un p’ti coin de paradis.
{ à suivre }