Comme Stephen King, Audrey Piguet invente des univers poétiques encore improbables mais qui pourtant parlent de qui nous devenons. Ses héroïnes et ses héros séduisent à la fois par leur beauté — comparable à celle de leurs mises en scène - que par le miroir qu’ils accordent à nos peurs et à notre inconscient.
Le ciel tremble d’une présence mystique dont les protagonistes semblent retenir le flux pour guider vers la fin des souffrances ou vers des harmonies chaotiques aux cohérences explosives. Et ce, jusqu’à découvrir des contrées ascentionnelles pour l’esprit.
L’artiste fait preuve d’une intelligence et d’une sensibilité des plus subtiles et sa technique redoutable laisse irrémédiablement penser aux univers des féeries et des azurs noirs aussi telluriques que maritimes, aussi païens que telluriques des mythologies islandaises ou scandinaves.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Avoir chaque jour la chance de pouvoir créer, de transmettre et de partager. Mais aussi de découvrir de nouvelles choses et d’apprendre, avec cette volonté de constamment m’améliorer et grandir.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’ai dû en abandonner certains en cours de route, mais la plupart m’accompagnent encore aujourd’hui et nourrissent mes créations. Rêver est à mes yeux primordiales, savoir s’échapper du quotidien d’une manière ou d’une autre. Il n’est pas vraiment question de fuite, simplement de refuge pour pouvoir prendre un peu de recul. Je pense également qu’il est important de garder son âme d’enfant : c’est lui qui a en partie construit l’adulte que nous sommes aujourd’hui.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai fait (et je fais) très souvent passer mon travail avant le reste, parce que celui-ci n’est pas qu’un moyen de gagner ma vie mais parce qu’il s’agit d’une passion, d’un moteur sans lequel je ne serais pas sûre de trouver un sens à ma présence ici. Cela engendre forcément des choix, qui parfois isolent ou font passer à côté de certaines opportunités, mais je n’ai aucun regret par rapport à cela.
D’où venez-vous ?
Je suis née et j’ai grandi à Lausanne, en Suisse. D’abord destinée à faire des hautes études, je me suis dirigée vers une formation de photographe. Ce médium est à mes yeux le mélange parfait entre la technique et la création, entre la logique et l’abstrait.
Qu’avez-vous reçu en “dot” ?
Mon grand-père était artiste-peintre, je pense que ma sensibilité à l’Art vient en grande partie de lui. Ma grand-mère était couturière, me transmettant ainsi les connaissances pour pouvoir créer les costumes qui apparaissent dans mes photographies. Le maquillage et la coiffure viennent en partie de ma mère. Sinon, mon père m’a toujours dit : “ne dois jamais rien à personne” : cette devise m’a poussée à faire les choses par moi-même et à me battre pour ce que je souhaitais accomplir.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Me rendre en forêt avec ma chienne, avec laquelle je fais des balades quotidiennement. Être au calme et en contact avec la nature. C’est mon meilleur moyen de me ressourcer et de me recentrer.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Peut-être le fait d’utiliser le prisme du fantastique et de l’imaginaire pour parler de la réalité. J’aime aussi raconter que mes photographies sont le résultat d’un long processus que j’effectue dans sa totalité : imaginer des univers, créer les tenues et les accessoires, réaliser les photographies (souvent des autoportraits), puis m’occuper de la retouche numérique. En résumé, donner naissance à une de mes “créatures” demande souvent un long temps d’incubation.
Quelle part la S.-F. possède dans votre œuvre ?
Une très grande place. La Science-Fiction a cette capacité de s’emparer de thèmes contemporains et de les faire voyager dans des univers qui nous paraissent parfois lointains. Pourtant, elle nous pousse à s’interroger sur des problématiques qui se trouvent au cœur de notre société, son prisme permet simplement de voir les choses sous un autre angle. Et c’est ce que je tente de faire à travers mes créations, proposer un autre point de vue et une autre vision.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Il y en a tellement… Mais je peux citer le “Radeau de la Méduse” de Théodore Géricault. J’ai le souvenir, vers l’âge de 16ans, d’avoir analysé cette œuvre en cours : sa construction picturale, l’émotion qui s’en dégage, mais aussi tout le processus en amont réalisé par l’artiste (ses études sur les corps) m’a profondément marquée.
Et votre première lecture ?
Je pense qu’il s’agit de Simetierre, de Stephen King. J’ai lu beaucoup de ses ouvrages étant jeune. King a cette capacité à décrire des univers improbables mais pourtant si proches de notre réalité. La psychologie de ses protagonistes reflète très bien les zones sombres de notre esprit. Nos craintes, nos doutes et nos peurs les plus profondes. Il y a en plus de cela une dimension très mystique dans son œuvre que j’apprécie particulièrement.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Principalement des artistes du mouvement rock et métal, mais aussi de la musique classique. J’ai découvert il y a quelques années des groupes issus du folklore scandinave, que j’apprécie également beaucoup.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je dois avouer que je ne relis que très peu des ouvrages que j’ai déjà découvert. Il y a tellement de livres qui existent, je préfère me focaliser sur de nouvelles découvertes dès que le temps me le permet.
Quel film vous fait pleurer ?
Le Labyrinthe de Pan, de Guillermo del Toro. Hormis l’univers incroyable qu’il a su créer, ce qui me touche profondément est l’opposition entre l’univers de l’enfance et du rêve, opposé à la violence de la réalité. Il montre avec clairvoyance combien l’imaginaire peut être un refuge et que celui-ci n’est parfois pas moins insensé que certaines atrocités du réel.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une jeune femme de 31 ans, qui est encore en train de se construire mais qui avec le temps apprend de plus en plus à être indulgente envers elle-même, comme elle l’est avec les autres. Un être humain qui se pose parfois (souvent) beaucoup trop de questions.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Au photographe Erwin Olaf. Son œuvre, que j’ai découverte à 15 ans, m’a donné l’envie de faire le métier que je fais aujourd’hui : cette précision, ses mises en scènes millimétrées mais remplies de poésie… J’ai toujours estimé que mon travail n’était pas encore assez abouti pour lui écrire et le remercier. Je le ferai peut-être prochainement, qui sait.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La vallée du Nil, en particulier certains sites comme la Vallée des Rois. Depuis petite, je suis passionnée par la mythologie égyptienne, et par ce peuple qui possédait tant de richesses d’un point de vue culturel et spirituel. Sa manière de percevoir le monde me fascine. J’espère avoir un jour l’occasion de visiter en particulier le temple d’Hatshepsut, qui fût Femme-Pharaon.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Celles et ceux qui pensent que la beauté se trouve dans la rigueur, mais aussi dans les aspects sombres et obscurs du monde et de notre esprit. Celles et ceux qui ne perçoivent pas l’acte de créer comme un geste censé élever l’égo, mais plus comme la proposition d’une vision, même si celle-ci n’entre pas forcément dans des cases préexistantes.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Je suis une personne qui n’apprécie pas particulièrement de fêter ses anniversaires. De manière générale, je préfère donner et offrir que recevoir.
Que défendez-vous ?
Dans ma vie de tous les jours plusieurs causes me tiennent à cœur, en particulier la cause animale, ou l’égalité des sexes. Parfois ces thèmes se retrouvent de manière sous-jacente dans mes créations artistiques. De manière générale, la bienveillance envers tout être vivant est pour moi primordiale.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Le lâcher-prise et l’abnégation. Vouloir donner quelque chose (de l’amour, de l’attention, peu importe) à un autre individu n’assure pas la réussite de cette entreprise, et que celle-ci ne doit pas être faite dans l’attente d’un retour quelconque.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Que les gens entendent, mais n’écoutent malheureusement pas assez.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Peut-être mes expectatives pour les prochains temps. Nous vivons une situation extrêmement complexe, et la culture s’en trouve être fortement impactée. Pourtant, grâce à elle nous pouvons nous évader, nourrir notre esprit, questionner le monde ou encore partager des émotions. J’espère que cette culture, ainsi que ses actrices et acteurs, auront le soutien nécessaire pour continuer à faire vibrer notre société.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 17 novembre 2020.