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Souvenirs, ou d’une éthique du labeur et du courage
Rachel évoque ici le lac de Tibériade autour duquel a gravité sa vie. Kinnérét, le lac en forme de lyre (kinnor), constitue l’arrière-plan de la scène dont elle retrace le souvenir. En 1927, Rachel avait écrit un poème auquel elle avait donné le titre de Tibériade où elle chantait la nature (« Là au bord du lac, il y a un palmier au feuillage tombant ») et ses couleurs (le vert intense de l’herbe, le bleu clair du ciel). A la fin de ce chant, dans le dernier vers du poème, elle qualifiait Tibériade d’« amour du printemps de [s]a vie », un amour inoubliable[9]. Dans son second recueil, De loin, Rachel revient à l’azur (tekhèlét) paisible du lac et chante avec lyrisme « la clarté de Tibériade, oh… Tibériade, mon Tibériade »[10].
Autre thème important de cet article, celui du travail agricole, du labeur dans les champs, de la vie de paysan, de jardinier. Rachel travaille la terre quand survient un malheur : la grange avec tous ses trésors a pris feu. Le thème du labeur agricole, de l’existence au rythme de la nature, irrigue l’œuvre poétique de la poétesse de Tibériade. Dans le même poème où elle chante son amour de Kinnérét, elle évoque « les longs jours brûlants / De la moisson », « un char rempli de gerbes »[11]. Le poème A l’aube commence par ce tercet : « Une cruche d’eau dans la main ; sur l’épaule / Une bêche, un râteau et un panier – / Vers des champs lointains, le labeur. »[12] La moisson apparaît comme une fête de lumière et le travail au sein des champs met en communion avec les rivières de l’azur.
Dernier thème essentiel de l’article, l’éthique de la solidarité et du courage. La poésie de Rachel revient à cette éthique. Ainsi le poème Ici, auprès de la terre qui scande le « Labeur commun, tenace, vivant, / D’un essaim de bras » se conclut par ces vers : « Comment serait-ce impossible de rouler / La pierre hors de l’entrée du puits ? »[13] Dans son article En souvenir de Pasia Avramzon, Rachel, en même temps qu’elle rend hommage à la jeune fille, souligne la solidarité qui unissait en une seule chaîne tous les membres du kibboutz, le sens de l’effort commun qui les animait. Celle qui avait voulu être peintre nous trace un beau portrait, éclairé par la lampe de la mémoire, de l’adolescente sans peur. Un portrait physique et un portrait moral. Bref, dense, saisissant. Le visage comme d’enfant de celle qui se tient la tête haute dans la tourmente prend, sous la plume de Rachel, les traits du héros.
On imagine un tableau tragique avec à l’arrière-plan le lac de Tibériade, sur le côté la grange en feu, et au premier plan Pasia Avramzon conduisant debout, les tresses dans le vent, la charrette tirée par les mules. Acte de mémoire envers l’héroïne d’un jour de fête, d’un jour de détresse, l’article de Rachel chante le courage, la résistance humaine au malheur. Ainsi se conclut-il par « le feu du courage »[14] qui brillait dans les yeux de celle qui était habitée de lumière.
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Rachel, En souvenir de Pasia Avramzon
Nous étions ensemble au bord de Tibériade et ensemble nous travaillions dans les champs. Bien des années sont passées depuis lors qui ont effacé du cœur plusieurs détails de la vie locale, divers traits de caractère. Mais des fragments de souvenirs de jour de fête ou de jour de détresse surgissent çà et là.
Autrefois je ne la remarquais pas du tout, cette jeune fille. Elle semblait âgée de quatorze ans. Petite, visage rond d’un enfant, nez retroussé, elle portait deux courtes tresses qui dansaient sur ses épaules.
Ce jour-là nous étions au travail dans le jardin potager, en bas. Je me souviens comment parvinrent à nos oreilles de grands cris étouffés. Comment l’évidence nous a frappés : « un malheur », oh ! comme nous avons couru vers la ferme plus haut. Là nous avons appris qu’un fort vent d’ouest avait fait s’envoler un chiffon brûlant jusqu’à la grange qui s’est enflammée.
La grange ! Ces montagnes d’or, bénédiction de notre terre, ne les défendrons-nous pas au péril de notre vie face à l’ennemi !
On a fait tout ce qui était à faire : les alentours du dépôt enflammé ont été protégés, les tas de paille ont été recouverts de sacs mouillés ; nous avons formé une longue chaîne, faisant passer d’une main à l’autre, jusqu’à la grange, un seau rempli de l’eau du robinet qui se trouve dans la cour de la ferme. Tout à coup j’ai entendu un crissement de roues et j’ai vu une charrette montant des bords de Tibériade. Dans la charrette deux grands barils d’eau et Pasia, debout, guidait les mules. Les bêtes effrayées hennirent, se cabrèrent, refusèrent d’avancer. De ses petites mains vaillantes, elle a tiré les brides, sans fléchir. Aujourd’hui je la vois encore comme alors : dressée, la tête haute et dans ses yeux le feu du courage.
1930.
Notes :
[9] Regain, op. cit., 2006, p. 96–97.
[10] De loin suivi de Nébo, op. cit., De loin, Et si…, p. 42–43.
[11] Ibid.
[12] Nébo, op. cit., p. 132–133. Voir aussi Dans la grange, le poème précédent et Fête avec les métaphores de l’acte de labourer et de semer.
[13] Regain, op. cit., p. 94–95.
[14] ’Esh-hagevourah.