Portrait de l’écrivain en penseur nécrophile : entretien avec David Fonseca (Faillir)

“Tout est vain. Tout est inutile. Voilà la seule beauté” écrit David Fon­seca dans un de ses livres. L’auteur de faillir est à ce titre un digne héri­tier de Cio­ran  — mais avec une vio­lence “pra­tique” en plus. Seule semble demeu­rer “l’inannulable moindre” cher à Beckett. Ne reste pour l’auteur que ses “aca­riens” et il explique dans son entre­tine com­ment ils agissent pour le “bouf­fer” par la tête et les pieds.
Néan­moins, le com­bat conti­nue sans pour autant  la volonté de s’en tirer. Mais les mou­lins de Don Qui­chotte demeurent pré­sents et il convient — faute de mieux et au moins par poli­tesse — de les combattre.

Entre­tien : 

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Voilà sans aucun doute pos­sible la ques­tion la plus impor­tante, pas sim­ple­ment pour un à-quoi-boniste. Tel­le­ment impor­tante que je ne peux qu’y répondre d’abord laté­ra­le­ment, en fai­sant un pas de côté, me levant du bon/du mau­vais pied, je l’ignore, mais avant de répondre fron­ta­le­ment, de me glis­ser dans les draps d’un autre, celui de l’homme cou­ché de Gont­cha­rov, Oblo­mov. Oblo­mov, donc, n’acceptant pas de se lever, refuse-t-il ce fai­sant l’agitation du monde, lui l’homme cou­ché, constam­ment en prise avec son domaine qu’il ne par­vient pas à gérer ? Refuse-t-il ainsi de céder aux faci­li­tés ? Est-ce une fatigue qui s’abat sur lui ou bien fina­le­ment, Oblo­mov a-t-il tout com­pris si bien que demeu­rer cou­ché serait le signe d’une grande luci­dité dont le prix à payer serait l’immobilité ?

L’angoisse d’Oblomov, sa mala­die, l’oblomovisme/l’oblomoverie/l’oblomovitude (peu importe com­ment on la nomme), c’est la mala­die du fait d’être un homme. Oblo­mov est le roman de cette mala­die. Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits, nous ne savons pas vers quoi nous allons mais, comme dit Beckett : et pour­tant, ça conti­nue. Un homme qui dort est un homme qui, à cet égard, met sa conscience cri­tique entre paren­thèses un cer­tain moment, non pas pour la faire mou­rir mais pour la mani­fes­ter dans son état le plus grand. Ce n’est que lorsqu’il dort, qu’il n’est plus qu’une conscience assou­pie, que l’homme est lui-même. Tant qu’il est une conscience cri­tique exa­cer­bée, il n’est pas encore dans l’angoisse au sens de Kier­ke­gaard, il n’est pas encore fon­da­men­ta­le­ment devenu ce qu’il est dès le départ, c’est-à-dire un homme. Or, Oblo­mov a une chance : quand il dort, il rêve. Il rêve de son enfance, qui est un para­dis perdu, qu’il cherche à retrou­ver. C’est pour­quoi va-t-il renon­cer à toutes les sol­li­ci­ta­tions qu’on lui pro­pose car aucune n’est à la hau­teur de ce qu’il a vécu. Son amour pour Olga ? Impos­sible. Elle finira mariée avec son meilleur ami Stoltz. C’est qu’il n’est pas capable de vivre à la hau­teur du bon­heur que lui offre Olga. Non pas tant à la hau­teur, au vrai, mais Oblo­mov est ailleurs. Se lever, se marier le pri­ve­rait d’une par­tie de son âme essen­tielle. Ce n’est donc pas un aveu de fai­blesse. On n’épouse pas Olga quand on est Oblo­mov. On laisse ça à Stoltz. Un acte qui exprime davan­tage la force, celle de ne pas renon­cer à ce que l’on est.

Oblo­mov n’est dès lors pas un jean-foutre. Ce n’est pas davan­tage un pares­seux, qui aurait mieux à faire que tra­vailler. C’est un cou­ra­geux. L’homme, ce que repren­dra tout l’existentialime post-heideggérien, c’est quelqu’un qui s’éteint. « Vivras-tu ainsi jusqu’au tom­beau ? », lui demande son ami. Oblo­mov répond : « Oui, jusqu’aux che­veux blancs, jusqu’au tom­beau, car c’est cela la vie. » Demeu­rer cou­ché, c’est dès lors défi­nir la vie comme une situa­tion où l’on sait que l’on s’éteint, où tout bas­cule dans le néant. Au coeur du repos de Gont­cha­rov, se trouve le néant. Le néant s’éprouve d’abord dans l’anéantissement inté­rieur de ce qui s’éteint (cf. La prin­cesse de Clèves). Car la vie n’est pas quelque chose dont on jouit. La vie est quelque chose qui s’use. Vivre, c’est s’user.

Les 500 pages de ce roman, c’est fina­le­ment un long, long voyage vers ce néant. Oblo­mov n’est donc pas une médi­ta­tion sur l’acédie, la dif­fi­culté de se bou­ger. Au fond, 500 pages, c’est pour dire : qui a éteint la lumière ? Dieu est-il mort ? Mais où se trouve-t-il donc ? Reviendra-t-il ? Mais qu’est-ce qu’attend ce Dieu pour se mon­trer enfin ? C’est long, que c’est long, sa venue qui ne vien­dra jamais, pour nous dire : allez, j’ai pitié de toi…viens…je t’aime ».

Pour ma part, je me lève chaque matin pour apprendre à deve­nir un homme, cet homme. Comme cela ne m’est pas donné immé­dia­te­ment, chaque matin je me lève aux aurores, pour me pré­pa­rer à cette jour­née qui m’attend. Je m’enroutine, fais mes exer­cices spor­tifs pour chauf­fer les membres, me cui­ras­ser la peau, m’endurcir, puis écrit jusqu’au réveil des enfants. Les gestes du matin me font entrer dans les jours, ils ordonnent le monde, mon monde et manquent si quelque chose les empêche. Sans eux, je m’enraie.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Mes rêves d’enfants, je me suis efforcé de leur faire la peau, le plus rapi­de­ment pos­sible, pour ne plus me dif­fé­rer, pour qu’ils ne soient pas sim­ple­ment que des fan­tasmes. Non pas les assas­si­ner mais les éprou­ver. Ten­ter, les ten­ter, pour n’avoir pas de regrets, ne jamais me dire, plus tard, « si j’avais su ». Très tôt, je rêvais de deve­nir écri­vain. Je ne disais pas « roman­cier », mais écri­vain, celui qui écrit. Pour­tant, il m’a fallu long­temps pour lui trouer la peau, à celui-là. Et puis un jour, j’ai osé. Aujourd’hui, je conti­nue d’écrire pour apprendre à écrire. Rater, mais en espé­rant rater mieux la pro­chaine fois (Beckett).

A quoi avez-vous renoncé ?
A la paix inté­rieure, à l’égalité d’humeur. A me carosser.

D’où venez-vous ?
D’un trou noir, que je m’efforce d’explorer sachant que je n’y par­vien­drai jamais. On n’approche pas un trou noir, c’est lui qui nous mange.

Qu’avez-vous reçu en “dot” ?
La colère. La dot, c’est le prix à payer, soit qu’on la reçoive comme cadeau, mais il fau­dra bien la rem­bour­ser par l’effet d’un contre-don, soit qu’on la donne, en escomp­tant un béné­fice. Logique de thé­sau­ri­seur, de celui qui amasse. Ce que j’ai reçu, je ne l’ai pas encore rai­son­na­ble­ment rendu. Je ne lui ai pas fait rai­son­na­ble­ment rendre gorge à cette colère, toute cette bile encore insuf­fi­sam­ment régur­gi­tée. Et tant mieux ! C’est elle qui me pousse à dégueu­ler les mots.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Tout ce qui est nui­sible à l’utile, au carac­tère sérieux, à l’industrieux. Tout ce qui ne sert à rien, qui fait les plus grands plai­sirs : la main de ma femme posée sur moi, comme une sur­prise conti­nuée, le joyeux bor­del de mes enfants, leur amour irré­duc­tible, un carré de cho­co­lat volé au temps, quelques lignes écrites, les pages d’un livre…

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains  ?
Rien, abso­lu­ment rien n’est moins ori­gi­nal que de vou­loir être ori­gi­nal. Tout le monde veut être ori­gi­nal. L’original est un confor­miste de pre­mière main. Rien ne me dis­tingue donc des autres écri­vains. Si j’ai ma manière, ils ont aussi la leur. Et puis, il faut tou­jours com­men­cer par là : recon­naître que tout a été dit, tant et mieux. Aussi, pour ma part, pour dire ma dette, je cite, en per­ma­nence je cite pour signi­fier tout ce que je dois, tout ce que j’emprunte, tout ce que je vole. Je parle dans la bouche des autres. Ne suis qu’une cita­tion. Pour­quoi écrire, dès lors ? Parce que j’ai suf­fi­sam­ment d’inconscience pour me ral­lier à ce cri. Le faire entendre, fut-ce le bruit d’une goutte de pluie.

Quelle part l’inconscient pos­sède dans votre oeuvre ?
Elle est majeure, et pour­tant, moi qui vou­drais être dans le délire du contrôle…

Tout d’abord, je dois lui concé­der sa part car, com­ment pourrais-je être conscient de ce qui m’échappe, par défi­ni­tion ? Sauf à être frappé du don d’ubiquité, com­ment reconnaîtrais-je cette folle du logis ? L’inconscient, qu’il soit océa­nique ou qu’il se trouve réduit aux dimen­sions du boson de Higgs, (me) demeu­rera tou­jours inter­dit. Je m’y per­drai (et finan­ciè­re­ment aussi) à le sai­sir. Tâche pro­pre­ment insur­mon­table comme de se sou­le­ver soi-même par les che­veux pour voir d’un peu plus près com­ment le sol se dérobe sous nos pieds.

Où se trouve-t-il dans mes livres ? Par­tout, comme Dieu, c’est-à-dire, au fond, nulle part, puisque insi­tuable Peut-être dans l’espace laissé entre chaque lettre, à l’intérieur des mots, pour les sou­mettre à la ques­tion, remettre en cause l’ordre éta­bli qui est le leur. Étant entendu que les réponses n’épuiseront jamais les ques­tions. L’inconscient, c’est en quelque sorte l’inconsolable en moi : cher­cher le mot qu’il fau­drait, le mot « juste » comme le dit une cer­taine cri­tique, et tou­jours finir par tom­ber sur le mot d’à côté.

L’inconscient est encore par­tout, au sens de l’inconscience cette fois-ci qu’il faut pour se mettre un jour à écrire, à envoyer de ses nou­velles, à tra­vers des livres, à des gens qui n’en veulent pas, à des per­sonnes qui ne s’y atten­daient pas. Cela pré­sup­pose soit un ego sur­di­men­sionné (et je n’ai rien contre ceux qui ont un tel ego, pourvu que cet ego pro­duise quelque chose d’intéressant), soit, dans mon cas, une incons­cience folle. Une incons­cience débri­dée car, avant d’écrire, cha­cun pos­sède ses modèles. Mais à demeu­rer dans leur proxi­mité, on est inhibé. Jamais on ne fera mieux. C’est qu’il faut, non pas résoudre le pro­blème, mais le dis­soudre. Il ne s’agit jamais de faire mieux. Il s’agit de faire, sim­ple­ment de faire. D’agir. En toute incons­cience. Non pas en toute inno­cence, car je suis déjà cor­rompu par toutes mes lec­tures à l’instant de le faire, mais en incons­cient, qui néces­site de détruire ses idoles. Tant que j’étais dans la conscience de la lit­té­ra­ture, de son sta­tut, de sa beauté, j’étais pris dans ses phares. J’étais immobile.

Enfin, l’inconscient est par­tout, car lorsque j’écris, un peu comme lorsque je pense, j’écris à côté, je pense à côté, un peu comme The­lo­nious Monk jouant du piano, qui fai­sait sa sin­gu­la­rité : on disait, à l’entendre, qu’il jouait faux, quand il ne fai­sait que jouer la note d’à côté, pour (se) faire entendre autre­ment. Manière de dire qu’il est impos­sible d’aller droit à l’essentiel. Lorsque j’écris, lorsque je choi­sis un sujet, en par­tant à la conquête de ce sujet, je suis, je ne peux être que dans le hors-sujet en per­ma­nence. Dans le hors sujet, car ce qui fait pro­blème, ce qui fait mon pro­blème, c’est le sujet lui-même. Le sujet, ce qui m’intéresse en lui, c’est son trou noir consti­tu­tif. Or, au sens astro­phy­sique du terme, jamais qui­conque n’a pu défi­nir ce qu’était un trou noir. On ne peut que décrire, à la limite, la manière dont se com­porte les objets qui l’environnent. On ne peut qu’écrire à côté. A côté : par­tir en quête de quelque chose que je ne trou­ve­rai jamais, pour lui rendre peut-être sa part à jamais irrésolue.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Je dois être une sorte d’iconoclaste car, au pre­mier sens du terme, enfant, ce n’est pas une image qui m’a frappé, mais un mot. Non pas, cepen­dant, le mot en tant que tel, mais les cor­res­pon­dances qui étaient les siennes, soit les images aux­quels il ren­voyait. J’avais neuf/dix ans, année déci­sive en classe de CM1. Mon corps hoque­tait. J’en per­dais la maî­trise. Une éner­gie incon­trô­lable me pas­sait par les membres. Je dis­rup­tais. Rendez-vous pris chez le méde­cin, celui-ci m’apprend que j’ai des « [Tik] », qu’il faut m’acheter une montre afin de diri­ger mon atten­tion, me pla­cer sous cami­sole arti­fi­cielle par conten­tion. Ren­tré à la mai­son, je saute sur un dic­tion­naire afin de com­prendre ce mot entendu « [tik] ». Je le trouve enfin, tombe sur le mot « tique » et com­prend enfin que mon corps est par­couru de petites bêtes qui me le font sur­sau­ter en per­ma­nence, bêtes qui me sucent les sangs. Je suis tombé ce jour-là, non pas comme Obé­lix qui était en plein dans le mille, mais au contraire, tombé à côté de la mar­mite des mots. Depuis, j’essaie de faire mon retard. Cette expé­rience de l’homonymie, qui a fait naître en moi l’image de la tique sur mon corps, a été riche d’expérience, me fai­sant com­prendre que c’est faux sens que le mot. Rien n’est jamais défini. Rien n’est jamais arrivé. On peut inven­ter. On peut écrire.

Et votre pre­mière lec­ture ?
La seule dont j’ai conservé le sou­ve­nir tenace, à 9/10 ans, tou­jours en classe de CM1, parce qu’elle a été déci­sive et a orienté mes options de vie : Ben est amou­reux d’Anna. Il me fal­lait choi­sir un cadeau de noël offert par l’école. Mon choix s’est porté sur ce livre, non pas un clas­sique, mais un tout petit livre, qui devien­dra mon grand livre. On se remet rare­ment d’un pre­mier amour. Je l’ai conservé depuis. Je don­ne­rai les quelques mil­liers de livres que j’ai à la mai­son pour conser­ver celui-ci. Car sans lui, tous les autres ne me seraient peut-être jamais parvenus.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Assez tôt, jeune ado­les­cent, je n’écoute plus un cer­tain type d’émissions radio comme nombre d’émissions musi­cales à la télé­vi­sion. Je décide de ne plus vivre musi­ca­le­ment sous cathé­ter per­ma­nent, ne veux pas être le récep­tacle de ce qui a été choisi pour moi. Je veux déci­der « ma » musique. Ins­crit à la média­thèque de mon quar­tier popu­laire, dès la classe de 5e, j’emprunte tout ce que je ne connais pas. Je découvre ainsi Bar­bara, Brel, Ferré, mais aussi la musique clas­sique et l’opéra. Je me trans­forme en agent du ren­sei­gne­ment : j’enregistre sur cas­sette tout ce que je peux et me consti­tue des fiches sur ce que je ne connais pas. En classe de 4e (nous sommes en 1986), mais déjà dès le CM1, en 1982, j’avais été trans­porté, le rap me gifle, à une époque où il est encore rela­ti­ve­ment confi­den­tiel. Je ne m’en suis jamais remis depuis lors. Ça éructe, ça colère. Ce que j’aime en lui, que je retrouve dans une lit­té­ra­ture nord-américaine par­fois, celle de James Lee Burke et sur­tout de Cor­mack Mc Car­thy, le mélange du propre et du sale, ou plu­tôt com­ment le sale pro­duit sa propre clarté.

Une anec­dote, à ce pro­pos. Lorsque j’achetais encore des CD, je me ren­dais à la FNAC, à Châ­te­let Les Halles, à Paris. Or, il se trouve que les rayons du rap et de la musique clas­sique étaient et sont encore conti­gus. Allant de l’un à l’autre, me frap­pait l’absolue homo­gé­néité de leurs publics res­pec­tifs, cha­cun « mar­keté » à sou­hait par leur posi­tion de classe. Nul besoin de portes, dès lors, entre cha­cun de ces uni­vers pour les rendre étanches l’un à l’autre, de mira­dor ou de gar­dien pour les chasses gar­dées, la « culture » s’occupait et s’occupe encore de les per­méa­bi­li­ser. Depuis lors, je me trouve tou­jours entre. Sur le seuil.

J’écoute tant d’autres choses encore et sur­tout me dirige vers ce que je ne connais pas. Aucune fron­tière, aucune limite. La musique, cet art que Gains­bourg disait mineur, a pour moi la supé­rio­rité sur tous les autres de pou­voir m’emporter immé­dia­te­ment en une éco­no­mie de temps. En quelques secondes, par l’effet de quelques notes, je peux être trans­percé quand il en fau­dra 100, 200, 300 pages pour un roman. Un effet d’échelle insurmontable.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je n’ai jamais relu le moindre livre. Sitôt fini, cent autres m’attendent déjà. Je suis fidè­le­ment infi­dèle à la lit­té­ra­ture. J’entretiens des rela­tions adul­té­rines en per­ma­nence, lis par­fois une dizaine de livres en même temps, ce qui pose des pro­blèmes d’agenda et de mémoire. Le livre à lire abso­lu­ment sera tou­jours pour moi le livre que je n’ai pas encore lu. J’aurais tou­jours un train, des mil­liers de train de retard. Je serai, une nou­velle fois, tou­jours à côté de ce livre. Je le cherche éper­du­ment, sachant que je ne le trou­ve­rai pas.

Quel film vous fait pleu­rer ?
J’aimerais tel­le­ment pou­voir pleu­rer. Me lais­ser aller. Même devant le plus beau film du monde – la nais­sance de mes enfants –, rien. Abso­lu­ment rien. Der­rière chaque évé­ne­ment, aussi heu­reux soit-il, se joue tou­jours en creux, pour moi, un drame. Une inquié­tude per­ma­nente. Mes enfants, sitôt nés, après Hei­deg­ger, je sais déjà qu’ils sont assez vieux pour mourir.

Quant au cinéma – et quelle impor­tance il a pour moi puisque j’écris, aussi, sur lui –, je n’y pleure pas. Je m’y oublie.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
La bles­sure d’où je viens.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Le pro­blème n’est peut-être pas tant de ne pas oser écrire que d’envoyer ce que l’on écrit. J’ai tou­jours osé écrire. Mais envoyer ? A qui n’ai-je jamais osé écrire ? Au Père Noël. Et c’est un grand regret. J’aurais aimé conti­nuer d’y croire toute ma vie durant comme j’aurais sou­haité que mes enfants n’y renoncent jamais. Ne plus y croire, ce n’est pas gran­dir, c’est mou­rir à soi. Ce n’est pas deve­nir enfin « adulte ». Ne plus y croire, c’est quit­ter défi­ni­ti­ve­ment le ter­ri­toire de l’enfance. C’est faire son pre­mier pas vers la mort. Écrire, dès lors, au Père Noël pour lui dire que j’aurais tant aimé qu’il croit, aussi, un peu en moi.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Je n’ai aucune espèce d’affection pour les lieux, qu’ils soient char­gés d’histoire ou non, encore moins pour les villes (même si, par exemple, pour com­prendre le gigan­tisme amé­ri­cain et sa mytho­lo­gie, je peux lire avec tel­le­ment de plai­sir L’ Amé­rique de Bau­drillard). Je suis fas­ciné par d’autres espaces, ceux de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, régis par des lois phy­siques dif­fé­rentes, c’est-à-dire des lieux où je ne suis pas, où je n’y vois pas.

Une excep­tion, peut-être : un rocher, que j’escaladais enfant, au centre de mon quar­tier, dans le ventre duquel j’aimais tant me cacher pour me mettre à l’abri d’ennemis invi­sibles. Il me parais­sait si grand. Si bien­veillant. Pro­tec­teur. Adulte, je suis retourné le voir, comme on se rend en pèle­ri­nage. J’ai été stu­pé­fait de le trou­ver si petit. Je me suis demandé, un ins­tant, qui avait bien pu modi­fier l’architecture de mon rocher. Petite morale pro­vi­soire : si, pour conti­nuer à vivre, on peut se racon­ter des his­toires, il faut tou­jours prendre garde cepen­dant à ce que nos mythes ne virent jamais à la mys­ti­fi­ca­tion. Pen­ser, d’abord, quand c’est pos­sible, tou­jours contre soi.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
On n’approche pas le soleil, ses soleils, sauf à s’apercevoir immé­dia­te­ment tel­le­ment d’ombre. Je ne pour­rai jamais être proche d’eux. Ça brûle. Ce sont plu­tôt des étoiles loin­taines. La lumière qu’ils me ren­voient est d’un autre âge, d’un autre temps, qu’ils soient morts ou vifs. Ce que j’en per­çois sera tou­jours infime, réduit aux dimen­sions de mon pos­sible. Ils sont tel­le­ment nom­breux… Je n’en cite­rai qu’un, pour ne pas être trop long. Fer­nando Pes­soa et son Livre de l’intranquillité. Parce qu’il est plu­sieurs à la fois. Que suis-je moi éclaté, dit Pes­soa ? Pes­soa, qui se réin­vente à tra­vers ses hété­ro­nymes ou semi-hétéronymes, qui m’apprend que la ques­tion de l’origine, la ques­tion de l’identité est une voie sans issue. A la retrou­ver on se per­drait. Mieux vaut pou­voir s’inventer dans d’autres vies. Se fictionner.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un an de moins. Et puis non, allons-y, puisque c’est la grande bra­de­rie des vœux : dix ans. Cent ans. Mille ans de moins. Mais serait-ce mieux ? Je n’ai aucun goût pour la nos­tal­gie. Avant, ce n’était pas mieux, sim­ple­ment dif­fé­rent. Alors, plu­tôt, un an de plus, dix, cent, mille, voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, plus loin, plus tard ? Pas davan­tage je n’ai de goût pour la science-fiction. Reste ici et main­te­nant, l’impossible sai­sie de l’instant, avec cette seule ques­tion qui me demeure depuis que je suis ado­les­cent, chan­tée par Ferré, reprise à Bee­tho­ven : « Muss es sein ? Es muss sein ! », « Cela doit-il être ? Cela est ! ». Je ne peux rien contre l’infracassable de ce qui survient.

Que défendez-vous ?
Je n’ai stric­te­ment rien à défendre, au sens où je n’ai pas de convic­tions. Je n’ai que des réso­lu­tions. Avoir des convic­tions, comme l’indique son éty­mo­lo­gie, c’est vou­loir con-vaincre, vin­cere, vaincre l’autre (con-, avec), le rame­ner à l’ordre de ses rai­sons par le biais d’une dis­cus­sion. Je ne crois pas aux ver­tus apai­santes ou non de la dis­cus­sion. Si nous devions dis­cu­ter sérieu­se­ment, mais vrai­ment sérieu­se­ment, il nous fau­drait nous taire. Nous taire, ou bien faire l’inverse, mais qui revien­drait au même, par­ler à l’infini : car, pour par­ler sérieu­se­ment, il nous fau­drait défi­nir en per­ma­nence ce que nous disons à l’instant où nous le for­mu­lons, afin de bien se faire com­prendre de son inter­lo­cu­teur, puisque tous les mots que nous uti­li­sons ne sont que des concepts creux, à entrées mul­tiples, vides qu’ils sont de toutes signi­fi­ca­tions a priori, néces­si­tant dès lors de tou­jours les rem­plir d’une cer­taine éner­gie, d’un cer­tain contenu, sauf à demeu­rer dans le registre du lan­gage affec­tif, à faire comme si nous nous com­pre­nions effec­ti­ve­ment. De la sorte, cette dis­cus­sion réel­le­ment sérieuse, à vou­loir défi­nir indé­fi­ni­ment cha­cun de ses items serait sans cesse dif­fé­rée. Elle n’aurait pas lieu.

Le débat, par­tant, de deux choses l’une, est ou bien inutile ou bien impos­sible : com­ment dis­cu­ter si l’on n’a pas un fond com­mun de pro­blèmes, et pour­quoi dis­cu­ter si l’on en a un ? Une pen­sée ne se gran­dit donc pas au contact d’un débat. La pen­sée s’affirme, elle bat le plâtre mais ne demande pas la contra­dic­tion. Elle doit tou­jours être dans l’élévation. Le débat contra­dic­toire, en se frot­tant, ne fait pas naître du génie comme deux silex font le feu. La pen­sée n’est pas de l’entreglose de psy­chisme qu’on met l’un à côté de l’autre. C’est dire que ce que je pense, ce que je crois, les pré­ju­gés qui sont les miens, qui sont le lieu du com­mun, relèvent d’un autre registre, celui des réso­lu­tions. Ce que je pense, ce que je suis, pro­vient de l’enfance. Tout était déjà pré­sent dès l’enfance, sans rai­son ni jus­ti­fi­ca­tion. Cela ne s’explique pas. Cela ne se rai­sonne pas. Cela remonte le long du corps et non de l’esprit. C’est ainsi. Je n’ai pas à argu­men­ter (moi qui apprend pour­tant à mes étu­diants que la valeur d’un dis­cours est pro­por­tion­nel à son échelle argu­men­ta­tive). Ce que je pense, soit je le tais. Soit je l’envoie à la figure.

Ce que j’ai à défendre relève donc davan­tage du registre de l’instinct. Pas d’idées à défendre mais à mar­te­ler. Pour le reste, comme cha­cun, je défen­drai aux sangs les miens. Je me gar­de­rai sur­tout, enfin, de moi. Celui que je dois défendre en prio­rité, m’en pré­ser­vant, c’est moi. Je dois d’abord, et au pre­mier chef, au quo­ti­dien, me défendre contre moi, tout contre moi. Garde à vue par­ti­cu­lière, donc, où l’allié que je suis ne cesse pas de se sabo­ter en permanence.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Dans le même registre, pour ne par­ler que des phrases les plus célèbres, Lacan dit encore à ses dis­ciples : « Il n’y a pas de rap­port sexuel ».

Voilà le genre de phrase pro­pre­ment abys­sale, c’est-à-dire qui confine au délire de l’interprétation à vou­loir en sai­sir le sens. On pour­rait faire cet exer­cice, et cer­tains psy­cha­na­lystes, des phi­lo­sophes aussi, s’y sont essayés. Je leur laisse ce labour. Et pour­tant, je consi­dère qu’on ne peut jamais sor­tir du cercle de l’interprétation. Que rien n’est jamais donné ni évident. Davan­tage, dire : ceci est clair ; ceci est évident, c’est déjà l’interpréter.

Tou­te­fois, dans le cas de la cita­tion de Lacan, de deux choses l’une : ou bien Lacan, comme les gens qui ont l’esprit de sérieux che­villé au corps, à vou­loir sur­si­gni­fier, à vou­loir faire intel­li­gent, finit tou­jours, à un moment donné de ses dis­cours, par dévis­ser. C’est qu’à vou­loir trop bien s’exprimer ils finissent tou­jours par dépar­ler, dans un dis­cours qui ter­mi­nera sa course folle en s’aplatissant dans des expres­sions du type « la bra­vi­tude » façon Ségo­lène Royal. Ou bien Lacan était-il trop intel­li­gent pour se lais­ser enfer­mer dans son propre dis­cours, de sorte qu’il se frayait des échap­pées afin de fuir ses con-disciples, for­mu­lant des expres­sions à l’emporte-pièce, propre à sub­ju­guer un audi­toire déjà conquis. Auquel cas il devait bien s’amuser.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Paul Clau­del consi­dère qu’une ques­tion est une réponse. La manière dont elle serait posée déli­mi­te­rait le champ de la réponse puis l’orienterait. Sans doute. A quoi répon­dra Bache­lard que les véri­tables ques­tions ne s’épuiseront jamais dans les réponses. Pour ma part, tout mon tra­vail consiste à pas­ser d’une ques­tion à l’autre. Les ques­tions, bonnes ou mau­vaises, ne s’attarderont jamais dans des réponses fermes ou pro­vi­soires. Les ques­tions passent leur temps à se dépla­cer. Elles sont insai­sis­sables, même si je passe mon temps à expli­quer à mes étu­diants que l’on pour­rait arrai­son­ner une ques­tion, la domes­ti­quant, dans le cadre d’un plan. Leurre. Les ques­tions se déplacent à la vitesse de la lumière. Elles vont si vite que Woody Allen finit par oublier la sienne.

Autre pers­pec­tive : il faut arrê­ter de se ques­tion­ner. La conscience est une plaie à l’homme (Cio­ran). Il faut consen­tir. Il faut dire « oui » à la vie.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
« Êtes-vous fou ? ». René Cre­vel se posait déjà la ques­tion, au plu­riel. Mais aussi « Quand vous arrêterez-vous de par­ler ? » C’est peut-être le pro­blème du soli­taire. Quand on lui en donne l’opportunité, la barque des mots cha­vire. Ça coule de par­tout. Ça fait des naufragés.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par  jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 28 octobre 2020.

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