Portrait de l’écrivain en penseur nécrophile : entretien avec David Fonseca (Faillir)

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« Tout est vain. Tout est inutile. Voilà la seule beauté » écrit David Fonseca dans un de ses livres. L’auteur de faillir est à ce titre un digne héritier de Cioran  – mais avec une violence « pratique » en plus. Seule semble demeurer « l’inannulable moindre » cher à Beckett. Ne reste pour l’auteur que ses « acariens » et il explique dans son entretine comment ils agissent pour le « bouffer » par la tête et les pieds.
Néanmoins, le combat continue sans pour autant  la volonté de s’en tirer. Mais les moulins de Don Quichotte demeurent présents et il convient – faute de mieux et au moins par politesse – de les combattre.

Entretien : 

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Voilà sans aucun doute possible la question la plus importante, pas simplement pour un à-quoi-boniste. Tellement importante que je ne peux qu’y répondre d’abord latéralement, en faisant un pas de côté, me levant du bon/du mauvais pied, je l’ignore, mais avant de répondre frontalement, de me glisser dans les draps d’un autre, celui de l’homme couché de Gontcharov, Oblomov. Oblomov, donc, n’acceptant pas de se lever, refuse-t-il ce faisant l’agitation du monde, lui l’homme couché, constamment en prise avec son domaine qu’il ne parvient pas à gérer ? Refuse-t-il ainsi de céder aux facilités ? Est-ce une fatigue qui s’abat sur lui ou bien finalement, Oblomov a-t-il tout compris si bien que demeurer couché serait le signe d’une grande lucidité dont le prix à payer serait l’immobilité ?

L’angoisse d’Oblomov, sa maladie, l’oblomovisme/l’oblomoverie/l’oblomovitude (peu importe comment on la nomme), c’est la maladie du fait d’être un homme. Oblomov est le roman de cette maladie. Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits, nous ne savons pas vers quoi nous allons mais, comme dit Beckett : et pourtant, ça continue. Un homme qui dort est un homme qui, à cet égard, met sa conscience critique entre parenthèses un certain moment, non pas pour la faire mourir mais pour la manifester dans son état le plus grand. Ce n’est que lorsqu’il dort, qu’il n’est plus qu’une conscience assoupie, que l’homme est lui-même. Tant qu’il est une conscience critique exacerbée, il n’est pas encore dans l’angoisse au sens de Kierkegaard, il n’est pas encore fondamentalement devenu ce qu’il est dès le départ, c’est-à-dire un homme. Or, Oblomov a une chance : quand il dort, il rêve. Il rêve de son enfance, qui est un paradis perdu, qu’il cherche à retrouver. C’est pourquoi va-t-il renoncer à toutes les sollicitations qu’on lui propose car aucune n’est à la hauteur de ce qu’il a vécu. Son amour pour Olga ? Impossible. Elle finira mariée avec son meilleur ami Stoltz. C’est qu’il n’est pas capable de vivre à la hauteur du bonheur que lui offre Olga. Non pas tant à la hauteur, au vrai, mais Oblomov est ailleurs. Se lever, se marier le priverait d’une partie de son âme essentielle. Ce n’est donc pas un aveu de faiblesse. On n’épouse pas Olga quand on est Oblomov. On laisse ça à Stoltz. Un acte qui exprime davantage la force, celle de ne pas renoncer à ce que l’on est.

Oblomov n’est dès lors pas un jean-foutre. Ce n’est pas davantage un paresseux, qui aurait mieux à faire que travailler. C’est un courageux. L’homme, ce que reprendra tout l’existentialime post-heideggérien, c’est quelqu’un qui s’éteint. « Vivras-tu ainsi jusqu’au tombeau ? », lui demande son ami. Oblomov répond : « Oui, jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’au tombeau, car c’est cela la vie. » Demeurer couché, c’est dès lors définir la vie comme une situation où l’on sait que l’on s’éteint, où tout bascule dans le néant. Au coeur du repos de Gontcharov, se trouve le néant. Le néant s’éprouve d’abord dans l’anéantissement intérieur de ce qui s’éteint (cf. La princesse de Clèves). Car la vie n’est pas quelque chose dont on jouit. La vie est quelque chose qui s’use. Vivre, c’est s’user.

Les 500 pages de ce roman, c’est finalement un long, long voyage vers ce néant. Oblomov n’est donc pas une méditation sur l’acédie, la difficulté de se bouger. Au fond, 500 pages, c’est pour dire : qui a éteint la lumière ? Dieu est-il mort ? Mais où se trouve-t-il donc ? Reviendra-t-il ? Mais qu’est-ce qu’attend ce Dieu pour se montrer enfin ? C’est long, que c’est long, sa venue qui ne viendra jamais, pour nous dire : allez, j’ai pitié de toi…viens…je t’aime ».

Pour ma part, je me lève chaque matin pour apprendre à devenir un homme, cet homme. Comme cela ne m’est pas donné immédiatement, chaque matin je me lève aux aurores, pour me préparer à cette journée qui m’attend. Je m’enroutine, fais mes exercices sportifs pour chauffer les membres, me cuirasser la peau, m’endurcir, puis écrit jusqu’au réveil des enfants. Les gestes du matin me font entrer dans les jours, ils ordonnent le monde, mon monde et manquent si quelque chose les empêche. Sans eux, je m’enraie.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Mes rêves d’enfants, je me suis efforcé de leur faire la peau, le plus rapidement possible, pour ne plus me différer, pour qu’ils ne soient pas simplement que des fantasmes. Non pas les assassiner mais les éprouver. Tenter, les tenter, pour n’avoir pas de regrets, ne jamais me dire, plus tard, « si j’avais su ». Très tôt, je rêvais de devenir écrivain. Je ne disais pas « romancier », mais écrivain, celui qui écrit. Pourtant, il m’a fallu longtemps pour lui trouer la peau, à celui-là. Et puis un jour, j’ai osé. Aujourd’hui, je continue d’écrire pour apprendre à écrire. Rater, mais en espérant rater mieux la prochaine fois (Beckett).

A quoi avez-vous renoncé ?
A la paix intérieure, à l’égalité d’humeur. A me carosser.

D’où venez-vous ?
D’un trou noir, que je m’efforce d’explorer sachant que je n’y parviendrai jamais. On n’approche pas un trou noir, c’est lui qui nous mange.

Qu’avez-vous reçu en « dot » ?
La colère. La dot, c’est le prix à payer, soit qu’on la reçoive comme cadeau, mais il faudra bien la rembourser par l’effet d’un contre-don, soit qu’on la donne, en escomptant un bénéfice. Logique de thésauriseur, de celui qui amasse. Ce que j’ai reçu, je ne l’ai pas encore raisonnablement rendu. Je ne lui ai pas fait raisonnablement rendre gorge à cette colère, toute cette bile encore insuffisamment régurgitée. Et tant mieux ! C’est elle qui me pousse à dégueuler les mots.

Un petit plaisir – quotidien ou non ?
Tout ce qui est nuisible à l’utile, au caractère sérieux, à l’industrieux. Tout ce qui ne sert à rien, qui fait les plus grands plaisirs : la main de ma femme posée sur moi, comme une surprise continuée, le joyeux bordel de mes enfants, leur amour irréductible, un carré de chocolat volé au temps, quelques lignes écrites, les pages d’un livre…

Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains  ?
Rien, absolument rien n’est moins original que de vouloir être original. Tout le monde veut être original. L’original est un conformiste de première main. Rien ne me distingue donc des autres écrivains. Si j’ai ma manière, ils ont aussi la leur. Et puis, il faut toujours commencer par là : reconnaître que tout a été dit, tant et mieux. Aussi, pour ma part, pour dire ma dette, je cite, en permanence je cite pour signifier tout ce que je dois, tout ce que j’emprunte, tout ce que je vole. Je parle dans la bouche des autres. Ne suis qu’une citation. Pourquoi écrire, dès lors ? Parce que j’ai suffisamment d’inconscience pour me rallier à ce cri. Le faire entendre, fut-ce le bruit d’une goutte de pluie.

Quelle part l’inconscient possède dans votre oeuvre ?
Elle est majeure, et pourtant, moi qui voudrais être dans le délire du contrôle…

Tout d’abord, je dois lui concéder sa part car, comment pourrais-je être conscient de ce qui m’échappe, par définition ? Sauf à être frappé du don d’ubiquité, comment reconnaîtrais-je cette folle du logis ? L’inconscient, qu’il soit océanique ou qu’il se trouve réduit aux dimensions du boson de Higgs, (me) demeurera toujours interdit. Je m’y perdrai (et financièrement aussi) à le saisir. Tâche proprement insurmontable comme de se soulever soi-même par les cheveux pour voir d’un peu plus près comment le sol se dérobe sous nos pieds.

Où se trouve-t-il dans mes livres ? Partout, comme Dieu, c’est-à-dire, au fond, nulle part, puisque insituable Peut-être dans l’espace laissé entre chaque lettre, à l’intérieur des mots, pour les soumettre à la question, remettre en cause l’ordre établi qui est le leur. Étant entendu que les réponses n’épuiseront jamais les questions. L’inconscient, c’est en quelque sorte l’inconsolable en moi : chercher le mot qu’il faudrait, le mot « juste » comme le dit une certaine critique, et toujours finir par tomber sur le mot d’à côté.

L’inconscient est encore partout, au sens de l’inconscience cette fois-ci qu’il faut pour se mettre un jour à écrire, à envoyer de ses nouvelles, à travers des livres, à des gens qui n’en veulent pas, à des personnes qui ne s’y attendaient pas. Cela présuppose soit un ego surdimensionné (et je n’ai rien contre ceux qui ont un tel ego, pourvu que cet ego produise quelque chose d’intéressant), soit, dans mon cas, une inconscience folle. Une inconscience débridée car, avant d’écrire, chacun possède ses modèles. Mais à demeurer dans leur proximité, on est inhibé. Jamais on ne fera mieux. C’est qu’il faut, non pas résoudre le problème, mais le dissoudre. Il ne s’agit jamais de faire mieux. Il s’agit de faire, simplement de faire. D’agir. En toute inconscience. Non pas en toute innocence, car je suis déjà corrompu par toutes mes lectures à l’instant de le faire, mais en inconscient, qui nécessite de détruire ses idoles. Tant que j’étais dans la conscience de la littérature, de son statut, de sa beauté, j’étais pris dans ses phares. J’étais immobile.

Enfin, l’inconscient est partout, car lorsque j’écris, un peu comme lorsque je pense, j’écris à côté, je pense à côté, un peu comme Thelonious Monk jouant du piano, qui faisait sa singularité : on disait, à l’entendre, qu’il jouait faux, quand il ne faisait que jouer la note d’à côté, pour (se) faire entendre autrement. Manière de dire qu’il est impossible d’aller droit à l’essentiel. Lorsque j’écris, lorsque je choisis un sujet, en partant à la conquête de ce sujet, je suis, je ne peux être que dans le hors-sujet en permanence. Dans le hors sujet, car ce qui fait problème, ce qui fait mon problème, c’est le sujet lui-même. Le sujet, ce qui m’intéresse en lui, c’est son trou noir constitutif. Or, au sens astrophysique du terme, jamais quiconque n’a pu définir ce qu’était un trou noir. On ne peut que décrire, à la limite, la manière dont se comporte les objets qui l’environnent. On ne peut qu’écrire à côté. A côté : partir en quête de quelque chose que je ne trouverai jamais, pour lui rendre peut-être sa part à jamais irrésolue.

Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je dois être une sorte d’iconoclaste car, au premier sens du terme, enfant, ce n’est pas une image qui m’a frappé, mais un mot. Non pas, cependant, le mot en tant que tel, mais les correspondances qui étaient les siennes, soit les images auxquels il renvoyait. J’avais neuf/dix ans, année décisive en classe de CM1. Mon corps hoquetait. J’en perdais la maîtrise. Une énergie incontrôlable me passait par les membres. Je disruptais. Rendez-vous pris chez le médecin, celui-ci m’apprend que j’ai des « [Tik] », qu’il faut m’acheter une montre afin de diriger mon attention, me placer sous camisole artificielle par contention. Rentré à la maison, je saute sur un dictionnaire afin de comprendre ce mot entendu « [tik] ». Je le trouve enfin, tombe sur le mot « tique » et comprend enfin que mon corps est parcouru de petites bêtes qui me le font sursauter en permanence, bêtes qui me sucent les sangs. Je suis tombé ce jour-là, non pas comme Obélix qui était en plein dans le mille, mais au contraire, tombé à côté de la marmite des mots. Depuis, j’essaie de faire mon retard. Cette expérience de l’homonymie, qui a fait naître en moi l’image de la tique sur mon corps, a été riche d’expérience, me faisant comprendre que c’est faux sens que le mot. Rien n’est jamais défini. Rien n’est jamais arrivé. On peut inventer. On peut écrire.

Et votre première lecture ?
La seule dont j’ai conservé le souvenir tenace, à 9/10 ans, toujours en classe de CM1, parce qu’elle a été décisive et a orienté mes options de vie : Ben est amoureux d’Anna. Il me fallait choisir un cadeau de noël offert par l’école. Mon choix s’est porté sur ce livre, non pas un classique, mais un tout petit livre, qui deviendra mon grand livre. On se remet rarement d’un premier amour. Je l’ai conservé depuis. Je donnerai les quelques milliers de livres que j’ai à la maison pour conserver celui-ci. Car sans lui, tous les autres ne me seraient peut-être jamais parvenus.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Assez tôt, jeune adolescent, je n’écoute plus un certain type d’émissions radio comme nombre d’émissions musicales à la télévision. Je décide de ne plus vivre musicalement sous cathéter permanent, ne veux pas être le réceptacle de ce qui a été choisi pour moi. Je veux décider « ma » musique. Inscrit à la médiathèque de mon quartier populaire, dès la classe de 5e, j’emprunte tout ce que je ne connais pas. Je découvre ainsi Barbara, Brel, Ferré, mais aussi la musique classique et l’opéra. Je me transforme en agent du renseignement : j’enregistre sur cassette tout ce que je peux et me constitue des fiches sur ce que je ne connais pas. En classe de 4e (nous sommes en 1986), mais déjà dès le CM1, en 1982, j’avais été transporté, le rap me gifle, à une époque où il est encore relativement confidentiel. Je ne m’en suis jamais remis depuis lors. Ça éructe, ça colère. Ce que j’aime en lui, que je retrouve dans une littérature nord-américaine parfois, celle de James Lee Burke et surtout de Cormack Mc Carthy, le mélange du propre et du sale, ou plutôt comment le sale produit sa propre clarté.

Une anecdote, à ce propos. Lorsque j’achetais encore des CD, je me rendais à la FNAC, à Châtelet Les Halles, à Paris. Or, il se trouve que les rayons du rap et de la musique classique étaient et sont encore contigus. Allant de l’un à l’autre, me frappait l’absolue homogénéité de leurs publics respectifs, chacun « marketé » à souhait par leur position de classe. Nul besoin de portes, dès lors, entre chacun de ces univers pour les rendre étanches l’un à l’autre, de mirador ou de gardien pour les chasses gardées, la « culture » s’occupait et s’occupe encore de les perméabiliser. Depuis lors, je me trouve toujours entre. Sur le seuil.

J’écoute tant d’autres choses encore et surtout me dirige vers ce que je ne connais pas. Aucune frontière, aucune limite. La musique, cet art que Gainsbourg disait mineur, a pour moi la supériorité sur tous les autres de pouvoir m’emporter immédiatement en une économie de temps. En quelques secondes, par l’effet de quelques notes, je peux être transpercé quand il en faudra 100, 200, 300 pages pour un roman. Un effet d’échelle insurmontable.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je n’ai jamais relu le moindre livre. Sitôt fini, cent autres m’attendent déjà. Je suis fidèlement infidèle à la littérature. J’entretiens des relations adultérines en permanence, lis parfois une dizaine de livres en même temps, ce qui pose des problèmes d’agenda et de mémoire. Le livre à lire absolument sera toujours pour moi le livre que je n’ai pas encore lu. J’aurais toujours un train, des milliers de train de retard. Je serai, une nouvelle fois, toujours à côté de ce livre. Je le cherche éperdument, sachant que je ne le trouverai pas.

Quel film vous fait pleurer ?
J’aimerais tellement pouvoir pleurer. Me laisser aller. Même devant le plus beau film du monde – la naissance de mes enfants –, rien. Absolument rien. Derrière chaque événement, aussi heureux soit-il, se joue toujours en creux, pour moi, un drame. Une inquiétude permanente. Mes enfants, sitôt nés, après Heidegger, je sais déjà qu’ils sont assez vieux pour mourir.

Quant au cinéma – et quelle importance il a pour moi puisque j’écris, aussi, sur lui –, je n’y pleure pas. Je m’y oublie.

Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
La blessure d’où je viens.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Le problème n’est peut-être pas tant de ne pas oser écrire que d’envoyer ce que l’on écrit. J’ai toujours osé écrire. Mais envoyer ? A qui n’ai-je jamais osé écrire ? Au Père Noël. Et c’est un grand regret. J’aurais aimé continuer d’y croire toute ma vie durant comme j’aurais souhaité que mes enfants n’y renoncent jamais. Ne plus y croire, ce n’est pas grandir, c’est mourir à soi. Ce n’est pas devenir enfin « adulte ». Ne plus y croire, c’est quitter définitivement le territoire de l’enfance. C’est faire son premier pas vers la mort. Écrire, dès lors, au Père Noël pour lui dire que j’aurais tant aimé qu’il croit, aussi, un peu en moi.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Je n’ai aucune espèce d’affection pour les lieux, qu’ils soient chargés d’histoire ou non, encore moins pour les villes (même si, par exemple, pour comprendre le gigantisme américain et sa mythologie, je peux lire avec tellement de plaisir L’ Amérique de Baudrillard). Je suis fasciné par d’autres espaces, ceux de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, régis par des lois physiques différentes, c’est-à-dire des lieux où je ne suis pas, où je n’y vois pas.

Une exception, peut-être : un rocher, que j’escaladais enfant, au centre de mon quartier, dans le ventre duquel j’aimais tant me cacher pour me mettre à l’abri d’ennemis invisibles. Il me paraissait si grand. Si bienveillant. Protecteur. Adulte, je suis retourné le voir, comme on se rend en pèlerinage. J’ai été stupéfait de le trouver si petit. Je me suis demandé, un instant, qui avait bien pu modifier l’architecture de mon rocher. Petite morale provisoire : si, pour continuer à vivre, on peut se raconter des histoires, il faut toujours prendre garde cependant à ce que nos mythes ne virent jamais à la mystification. Penser, d’abord, quand c’est possible, toujours contre soi.

Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
On n’approche pas le soleil, ses soleils, sauf à s’apercevoir immédiatement tellement d’ombre. Je ne pourrai jamais être proche d’eux. Ça brûle. Ce sont plutôt des étoiles lointaines. La lumière qu’ils me renvoient est d’un autre âge, d’un autre temps, qu’ils soient morts ou vifs. Ce que j’en perçois sera toujours infime, réduit aux dimensions de mon possible. Ils sont tellement nombreux… Je n’en citerai qu’un, pour ne pas être trop long. Fernando Pessoa et son Livre de l’intranquillité. Parce qu’il est plusieurs à la fois. Que suis-je moi éclaté, dit Pessoa ? Pessoa, qui se réinvente à travers ses hétéronymes ou semi-hétéronymes, qui m’apprend que la question de l’origine, la question de l’identité est une voie sans issue. A la retrouver on se perdrait. Mieux vaut pouvoir s’inventer dans d’autres vies. Se fictionner.

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un an de moins. Et puis non, allons-y, puisque c’est la grande braderie des vœux : dix ans. Cent ans. Mille ans de moins. Mais serait-ce mieux ? Je n’ai aucun goût pour la nostalgie. Avant, ce n’était pas mieux, simplement différent. Alors, plutôt, un an de plus, dix, cent, mille, voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, plus loin, plus tard ? Pas davantage je n’ai de goût pour la science-fiction. Reste ici et maintenant, l’impossible saisie de l’instant, avec cette seule question qui me demeure depuis que je suis adolescent, chantée par Ferré, reprise à Beethoven : « Muss es sein ? Es muss sein ! », « Cela doit-il être ? Cela est ! ». Je ne peux rien contre l’infracassable de ce qui survient.

Que défendez-vous ?
Je n’ai strictement rien à défendre, au sens où je n’ai pas de convictions. Je n’ai que des résolutions. Avoir des convictions, comme l’indique son étymologie, c’est vouloir con-vaincre, vincere, vaincre l’autre (con-, avec), le ramener à l’ordre de ses raisons par le biais d’une discussion. Je ne crois pas aux vertus apaisantes ou non de la discussion. Si nous devions discuter sérieusement, mais vraiment sérieusement, il nous faudrait nous taire. Nous taire, ou bien faire l’inverse, mais qui reviendrait au même, parler à l’infini : car, pour parler sérieusement, il nous faudrait définir en permanence ce que nous disons à l’instant où nous le formulons, afin de bien se faire comprendre de son interlocuteur, puisque tous les mots que nous utilisons ne sont que des concepts creux, à entrées multiples, vides qu’ils sont de toutes significations a priori, nécessitant dès lors de toujours les remplir d’une certaine énergie, d’un certain contenu, sauf à demeurer dans le registre du langage affectif, à faire comme si nous nous comprenions effectivement. De la sorte, cette discussion réellement sérieuse, à vouloir définir indéfiniment chacun de ses items serait sans cesse différée. Elle n’aurait pas lieu.

Le débat, partant, de deux choses l’une, est ou bien inutile ou bien impossible : comment discuter si l’on n’a pas un fond commun de problèmes, et pourquoi discuter si l’on en a un ? Une pensée ne se grandit donc pas au contact d’un débat. La pensée s’affirme, elle bat le plâtre mais ne demande pas la contradiction. Elle doit toujours être dans l’élévation. Le débat contradictoire, en se frottant, ne fait pas naître du génie comme deux silex font le feu. La pensée n’est pas de l’entreglose de psychisme qu’on met l’un à côté de l’autre. C’est dire que ce que je pense, ce que je crois, les préjugés qui sont les miens, qui sont le lieu du commun, relèvent d’un autre registre, celui des résolutions. Ce que je pense, ce que je suis, provient de l’enfance. Tout était déjà présent dès l’enfance, sans raison ni justification. Cela ne s’explique pas. Cela ne se raisonne pas. Cela remonte le long du corps et non de l’esprit. C’est ainsi. Je n’ai pas à argumenter (moi qui apprend pourtant à mes étudiants que la valeur d’un discours est proportionnel à son échelle argumentative). Ce que je pense, soit je le tais. Soit je l’envoie à la figure.

Ce que j’ai à défendre relève donc davantage du registre de l’instinct. Pas d’idées à défendre mais à marteler. Pour le reste, comme chacun, je défendrai aux sangs les miens. Je me garderai surtout, enfin, de moi. Celui que je dois défendre en priorité, m’en préservant, c’est moi. Je dois d’abord, et au premier chef, au quotidien, me défendre contre moi, tout contre moi. Garde à vue particulière, donc, où l’allié que je suis ne cesse pas de se saboter en permanence.

Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Dans le même registre, pour ne parler que des phrases les plus célèbres, Lacan dit encore à ses disciples : « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

Voilà le genre de phrase proprement abyssale, c’est-à-dire qui confine au délire de l’interprétation à vouloir en saisir le sens. On pourrait faire cet exercice, et certains psychanalystes, des philosophes aussi, s’y sont essayés. Je leur laisse ce labour. Et pourtant, je considère qu’on ne peut jamais sortir du cercle de l’interprétation. Que rien n’est jamais donné ni évident. Davantage, dire : ceci est clair ; ceci est évident, c’est déjà l’interpréter.

Toutefois, dans le cas de la citation de Lacan, de deux choses l’une : ou bien Lacan, comme les gens qui ont l’esprit de sérieux chevillé au corps, à vouloir sursignifier, à vouloir faire intelligent, finit toujours, à un moment donné de ses discours, par dévisser. C’est qu’à vouloir trop bien s’exprimer ils finissent toujours par déparler, dans un discours qui terminera sa course folle en s’aplatissant dans des expressions du type « la bravitude » façon Ségolène Royal. Ou bien Lacan était-il trop intelligent pour se laisser enfermer dans son propre discours, de sorte qu’il se frayait des échappées afin de fuir ses con-disciples, formulant des expressions à l’emporte-pièce, propre à subjuguer un auditoire déjà conquis. Auquel cas il devait bien s’amuser.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
Paul Claudel considère qu’une question est une réponse. La manière dont elle serait posée délimiterait le champ de la réponse puis l’orienterait. Sans doute. A quoi répondra Bachelard que les véritables questions ne s’épuiseront jamais dans les réponses. Pour ma part, tout mon travail consiste à passer d’une question à l’autre. Les questions, bonnes ou mauvaises, ne s’attarderont jamais dans des réponses fermes ou provisoires. Les questions passent leur temps à se déplacer. Elles sont insaisissables, même si je passe mon temps à expliquer à mes étudiants que l’on pourrait arraisonner une question, la domestiquant, dans le cadre d’un plan. Leurre. Les questions se déplacent à la vitesse de la lumière. Elles vont si vite que Woody Allen finit par oublier la sienne.

Autre perspective : il faut arrêter de se questionner. La conscience est une plaie à l’homme (Cioran). Il faut consentir. Il faut dire « oui » à la vie.

Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
« Êtes-vous fou ? ». René Crevel se posait déjà la question, au pluriel. Mais aussi « Quand vous arrêterez-vous de parler ? » C’est peut-être le problème du solitaire. Quand on lui en donne l’opportunité, la barque des mots chavire. Ça coule de partout. Ça fait des naufragés.

Présentation et entretien réalisés par  jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 28 octobre 2020.

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