Une académicienne irrésistible
On ne saurait trouver moins académique que cette “autobiographie philosophique“ qui tient pourtant la promesse de son sous-titre, dans la mesure où elle retrace vraiment le parcours intellectuel de l’auteure. On saura sinon tout, du moins l’essentiel des influences qui formèrent son esprit, et de ses rencontres avec de grandes figures du monde intellectuel.
On s’en régale, car Cassin a un don indiscutable pour le portrait : “Heidegger apparaissait […] en même temps comme un tonnelier bavarois – petit, bedonnant, moustachu, alerte quand il fait un carreau à la pétanque – et comme un aigle avec des yeux d’aigle, un nez d’aigle, les deux faces unies dans le rythme hallucinatoire d’une parole“ (p. 103). “René Char était un homme dont la stature s’encadrait dans les portes qui devenaient petites“ (p. 113).
A propos du poète, citons aussi cette anecdote : “Il traversait le Luxembourg. Il s’arrête à côté d’une belle fille ensoleillée qu’il voit en train de lire son dernier recueil de poèmes. Il lui demande : « C’est bien, ce que vous lisez ? » Elle lui répond : « Fichez-moi la paix, vous ne comprendriez pas »“ (p. 121).
Ce qui séduit le plus le lecteur, tout au long du récit, c’est l’irrésistible humour de Cassin, qui se déploie à la moindre occasion, et qui se nourrit entre autres des proverbes d’une aïeule sabotière, dont l’inoubliable “Trente-six fesses font dix-huit culs“, utilisé “pour conclure les discours des intellos“ tels que son fils (p. 22).
Issue d’une famille qu’elle portraiture avec une affection qui n’empêche pas l’esprit critique, Cassin fait l’éloge du mensonge (dont sa mère sut se servir pour sauver son mari sous l’Occupation), mais aussi (en prenant le contrepied du corps parental) de l’infidélité qu’elle a pratiquée avec le consentement de son mari.
De toute évidence, dans le cas de ce couple, l’attachement est toujours resté le plus fort, y compris lors de la maladie mortelle d’Etienne qui avait refusé de finir sa vie à l’hôpital, un choix que l’auteure commente en ces termes : “J’ai compris que nous avions, en somme, le droit d’être heureux“ (p. 225). L’évocation de ces derniers mois de bonheur a de quoi vous mettre la larme à l’œil, mais là encore, la vitalité et la drôlerie de Cassin prennent le dessus.
On gage que ce livre aura un lectorat plus vaste que celui des ouvrages proprement philosophiques, et qu’il passera de main en main.
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agathe de lastyns
Barbara Cassin, Le Bonheur, sa dent douce à la mort, Fayard, septembre 2020, 244 p. – 20,00 €.