Tenir le « je » debout
Pendant que le public s’installe, Édouard Louis est sur scène, assis devant son ordinateur. Un carnet et un livre sont à portée de sa main. Des vêtements et objets semblent jetés en vrac sur la table – ils lui serviront de costume, de déguisement. Son barda. Un écran blanc en fond de scène, une chaise de jardin ordinaire à sa droite, à sa gauche une chaise d’école sur laquelle est posée une lampe de travail allumée – corps-à-corps inanimé et subtil entre des sphères de vie ?
À l’avant-scène, un fauteuil habillé d’un plaid à carreaux tourne le dos au public, un micro sur pied occupe le centre de l’espace. Son décor. Son visage est concentré, il oralise ce qu’il est en train d’écrire. Il travaille.
Quand les lumières s’éteignent, une route apparaît en projection ; on roule vers l’Oise, dans la bruine. Le début du voyage vers le Nord depuis Paris, d’un road movie visuel et intime où s’inviteront aussi des images capturées lors de moments en famille. Ses premiers mots citent Ruth Gilmore, selon laquelle, preuves à l’appui, l’oppression sociale et le racisme condamnent à une mort prématurée les personnes qui en sont victimes.
Quelque chose se manifeste en lui. Il se lève, se dirige vers le fauteuil en s’adressant à son père à la première personne. Ce je est le berceau d’une rencontre. Cette rencontre, qui est aussi retrouvailles, se dit et se dira tout du long dans le regard porté sur soi, sur son père, sur la vie, par d’autres que soi. Regards crus, lucides, aimants, démultipliés qui tisseront au fil du récit la trame d’une reconnaissance mutuelle, d’une réparation.
La rencontre entre sa démarche intellectuelle construite sur le manque et les souvenirs d’enfance qu’il rappelle nous permettent de nous figurer les méandres de son cheminement de grande personne. L’acteur-auteur pèse avec grâce la charge des mots qu’il emploie pour dire ce qu’il a vécu. Thomas Ostermeier et Édouard Louis s’entendent à merveille pour mettre en relief les effets libérateurs de la jubilation d’y voir un peu plus clair, de comprendre un peu mieux.
La mise en scène de Stanislas Nordey redoublait le drame ordinaire en insistant sur la pesanteur de ses termes et leur redondance. Édouard Louis sublime son corps et sa vitalité par des danses délicates, dégingandées. Ses mouvements généreux incarnent la puissance d’être vivant. Grâce à l’artifice du lip-sync, il se permet de revivre un faux concert familial de son initiative qui avait constitué une brèche profonde dans la relation avec son père. Une bascule.
Cela l’entraîne à nous confier d’autres blessures, sa vengeance, son retrait, son retour. Repêché par l’école et l’étude, il nous dit comment il parvient peut-être à déjouer sans mépris la surdétermination de sa situation, puisant dans les paradoxes qui la caractérisent. Ce qui lui apparaît de plus en plus nettement, il l’accepte de moins en moins. À terme, il épingle les responsables politiques qu’il considère comme facteurs et promoteurs de la déchéance paternelle ; déchéance qui ne lui est pas réservée.
S’il parle et se dit à la première personne, c’est pour nourrir sa réflexion, pour faire taire les allants de soi qui empêchent de penser. S’il dit je, c’est pour servir une adresse directe qui, en l’érigeant en auteur, lui permet de tenir debout. Ce faisant, il aménage — sans en passer par le sempiternel impératif — les conditions pour que les opprimés puissent aussi se relever et faire de même. Touché.
manon pouliot
Qui a tué mon père
Mise en espace Thomas Ostermeier
De et avec Edouard Louis
Scénographie Nina Wetzel ; vidéo Sébastien Dupouey & Marie Sanchez ; musique Sylvain Jacques ; dramaturgie Florian Borchmeyer & Elisa Leroy ; lumière Erich Schneider ; costume Caroline Tavernier ; régie production Elisa Leroy.
Au théâtre de la ville – Les abbesses
31, Rue des Abbesses 75018 Paris, France
Du 9 au 26 septembre 2020, à 20h le dimanche à 15h.
https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2020–2021/theatre/qui-a-tue-mon-pere-1
Le texte d’Edouard Louis est paru aux Editions du Seuil en 2018.
Coproduction Schaubühne–Berlin – Théâtre de la Ville-Paris
Création au Théâtre des Abbesses le 9 septembre 2020.