Publiée aux éditions de l’Antilope, petite maison centrée sur des « textes littéraires qui rendent compte de la richesse et des paradoxes de l’existence juive sur les cinq continents, à un rythme de cinq à six livres par an », Agata Tuszynska est une autrice polonaise bien connue, et pas seulement dans son pays puisque ses écrits sont régulièrement traduits et lus en français.
Dans celui-ci, elle retrace à travers ce qu’il faut bien qualifier d’œuvre chorale, puisqu’à plusieurs voix, un épisode peu connu je crois du lectorat français. En Pologne aussi, début 68, les étudiants étaient en révolte.
Elle commence en mars, et très vite le pouvoir décide d’actions, pour la tuer dans l’œuf et la discréditer auprès d’une population catholique parmi laquelle l’antisémitisme reste larvé.
La cible toute trouvée ? Les Juifs, qu’ils soient restés pendant la guerre ou rentrés après dans cette Pologne que, malgré les horreurs, ils ne peuvent considérer autrement que comme leur pays. Car la diaspora reformée après l’extermination gêne, qu’elle occupe des postes majeurs au sein du Parti communiste ou juste des places enviées dans la société obtenues grâce à des études brillantes.
À travers la voix d’une trentaine de témoins, enfants ou jeunes adolescents pendant l’épisode et désormais dispersés de par le monde – États-Unis, Suède, Danemark, France, Israël… – l’auteure raconte par étapes (le livre se divise en trois parties, « Ici », « Mars » et « Là-bas », elles-mêmes sous-divisées en thèmes).
Du silence sur ce qu’a été la Shoah, sur la judéité, à la reconstruction et la peur permanente du retour des persécutions, jusqu’au début de la rébellion étudiante, au choix crève-cœur entre partir et renoncer à sa nationalité ou rester et vivre la répression et les contrôles incessants, le livre basé sur des entretiens menés par l’auteure, retranscrits et composés sous la forme de témoignages, forme un récit poignant et vivant de cette époque.
Car s’il s’agit chaque fois de bribes de l’histoire unique et personnelle de chaque famille, elles façonnent et bâtissent pour nous l’Histoire de ce pays et de ce peuple. Jurek, Jacek, Jola, Henryck, Joasia, Anna, Stefan, Witek, Ania, Jola, Magda, entre autres, polyphonie de voix qui nous racontent ce « pogrom sec » (car pas de sang versé) visant des gens pour qui la religion n’était même pas une identité : « Mes parents croyaient au communisme. Pour eux, le judaïsme n’avait pas d’importance », souvent même elle était niée : «…pour moi, Dieu n’existe pas. Mes enfants grandiront comme des gens normaux. Witek n’est pas circoncis. ».
Pourtant ils sont poussés dehors et on estime à plus de 15 000 le nombre de départs forcés entre fin 1967 et 1969. L’exil de ceux qui, de nouveau, deviennent les « ennemis pathologiques de la nation ».
Un livre utile, qui amène à se questionner sur la manière de vivre après l’horreur, sur la résilience et sur la religion que l’on nie ou que l’on adopte, souvent en réaction au rejet ou par besoin de se sentir inclus dans une communauté bienveillante, sur la résurgence, comme toujours latente, des démons actionnés par ceux dont ils servent les intérêts.
Un livre touchant, donc, qui en appellera à l’intime de tous, qui réveillera une saine colère.
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agathe de lastyns
Agata Tuszynska, Affaires Personnelles, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, l’Antilope, mai 2020, 384 p. – 23,50 €