Transcendance par la déshumanisation
Une fois n’est pas coutume, cette chronique sera écrite à la première personne du singulier ; le pronom personnel « je » étant le plus à même de relativiser l’intérêt et l’enthousiasme certains que cet ouvrage a suscité puisque les propos qui suivent n’engagent que moi.
N’y allons pas par quatre chemins : j’ai trouvé cette dystopie brillante, décalée, profondément désespérante et d’une force évocatrice rarement égalée, pour des ouvrages de cet acabit, sur le plan philosophique et politique. Ceux qui lisent mes chroniques savent que je distribue rarement de tels qualificatifs.
J’oublierai volontairement le style un peu pompeux et politiquement engagé qui ôte à l’ouvrage la chaleur qu’un roman commande (nous ne sommes pas loin de l’essai) et des personnages beaucoup trop intelligents pour être réalistes. Mais leurs dialogues supportent toute la consistance de l’ouvrage. Ils n’en sont que les vecteurs, indispensables.
Corollaire : on ne s’y attache pas (ils sont glaciaux et épousent la philosophie induite par le texte). Mais vous le verrez, et le comprendrez peut-être, il ne faut s’attacher à rien lorsqu’on embrasse la Décontextualisation Nomade (la « D.N. »).
J’oublierai également que la démographie est la grande absente de cette dystopie (encore très utopique), que l’avenir énergétique de l’Homme (les batteries portatives – les « V.N. » – rechargeable par le biais d’un système de cyclo-dynamo ; idée géniale par ailleurs) est encore imaginé sur la base d’un matériel utilisant des métaux rares en déplétion et que l’existence des infrastructures présentes dans ce futur suppose la survivance (loin d’être acquise) d’un complexe industriel nécessaire à leur production.
J’oublierai, enfin, toutes les suppositions gratuites (et, quelque part, optimistes) sur ce futur post Accablement Climatique : existence de terres encore cultivables ; d’eau potable ; etc. Mais, il ne peut y avoir de dystopie là où il n’existe pas d’avenir.
Il en fallait donc un, aussi fictif soit-il. Celui que l’auteur imagine (décalé si on le compare à la concurrence) est le seul qui puisse soutenir les idées maîtresses qui fondent l’ouvrage. Toute autre forme d’avenir les rendrait impossibles.
Mais qu’importe ces présupposés. Après tout, il ne s’agit que d’un roman, ou presque. Le véritable intérêt de l’ouvrage est ailleurs et se résume, à quelque chose près, à la question suivante : si l’Homme est responsable du chemin mortifère sur lequel il s’éteint, comment imaginer un avenir dans lequel il puisse survivre sans continuer d’être celui qu’il a toujours été ?
En d’autres termes, comment l’Homme pourrait-il se réinventer ? Quelle part sociales ou biologique, de celles qui le construisent, celle responsable de ses méfaits, devra être annihilée pour assurer sa survie ?
En incisant d’abord nos « contextes », dont il fait jaillir les humeurs nauséabondes, celles qui nous perdent sur les mauvais chemins, l’auteur nous propose une solution (imaginaire) – la Décontextualisation Nomade – qui offre deux degrés de lecture : l’un philosophique, l’autre politique.
Philosophiquement parlant, si l’Homme veut survivre à l’Accablement Climatique, dont il est à l’origine, puis se reconstruire en proposant un autre avenir (meilleur, cela s’entend), il doit se réinventer en se décontextualisant. Mais pas seulement de ses contextes sociaux et économiques, sinon du contexte naturel qui fait de lui un « homme-animal ». Autrement dit, il doit se débarrasser de ce que la biologie fait de lui en annihilant les pulsions que lui commande son cerveau reptilien.
Exit, alors, l’attache, le sentiment, le sexe, la possession, la violence et, plus que tout, la sédentarité qui permet leur expression. La « décontextualisation » se doit donc d’être « nomade » pour s’avérer complète et, surtout, pleinement efficace. Plus qu’une réinvention, il s’agit en réalité d’une transcendance par la déshumanisation, d’une ultime révolution de l’Homme par la négation de son état originel pour ne laisser subsister que les fruits du méso et du néocortex.
Politiquement parlant, j’y ai davantage senti la nécessité, pour survivre, d’abandonner un autre contexte : la liberté individuelle au profit d’une liberté consistant à participer à la vie de la cité en se soumettant à la collectivité. Et Christophe Carpentier de faire de cette forme de liberté future (mais pas tant que ça, finalement), une liberté qui se doit non seulement d’atteindre les actions mais également les pensées, au sens où l’aurait souhaité l’abbé de Mably.
Difficile, donc, de ne pas se remémorer le discours prononcé par Benjamin Constant à l’Athénée Royale de Paris en 1819 (« De la liberté des anciens comparée à celles des modernes »), dont je reproduis une petite partie, évocatrice pour moi de la liberté réinventée (et fondatrice du futur imaginé par Carpentier) qui émane de cette dystopie :
« L’abbé de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup d’autres, avait, d’après les Anciens, pris l’autorité du corps social pour la liberté, et tous les moyens lui paraissaient bon pour étendre l’action de cette autorité sur cette partie récalcitrante de l’existence humaine, dont il déplorait l’indépendance. Le regret qu’il exprime partout dans ses ouvrages, c’est que la loi ne puisse atteindre que les actions. Il aurait voulu qu’elle atteignît les pensées, les impressions les plus passagères, qu’elle poursuivît l’homme sans relâche et sans lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvoir ».
A cette forme de liberté, imparfaite sur bien des points en ce sens qu’elle ignore l’individu au profit d’une écrasante collectivité censée presque tout régir, l’auteur ajoute de sa patte le nomadisme qui permettrait à tout homme de se défaire d’une organisation sociale « spatiale » devenue trop lourde sans cesser pour autant d’embrasser, par le mouvement, ce renouveau du corps intemporel qu’est l’humanité au sens universel du terme.
Mais, dans un cas (philosophique) comme dans l’autre (politique) – probablement davantage dans le premier que dans le second – on sent improbable, pour ne pas dire impossible, entreprise imaginée par l’auteur.
Sur le plan philosophique, comment continuer d’être sans être ce que nous sommes véritablement « au fond » ? Comment annihiler les pulsions que nous commande notre état de nature ? Si vous vous imaginez (peut-être à tort) pouvoir vous départir de celles qui vous semble les plus condamnables, vous imaginez-vous privés de votre aptitude à aimer, à vous attacher, à posséder (car bien entendu l’auteur les choisit à dessein pour infiltrer le caractère dystopique de son roman) ?
Je pense que même la pire des catastrophes n’entamera pas cet immuable parce qu’il est constituant (ou, alors, ce serait au prix d’une dépossession de ce que nous sommes même si, malheureusement, cet état nous conduit là où nous allons). Il s’agit là du chemin emprunté par l’auteur, passionnant sur le plan intellectuel, déprimant sur le plan humain (elle est là, la dystopie), magnifié sur le plan romanesque parce que l’auteur n’en fait qu’une difficulté (surmontée, en apparence) par l’un des personnages qui s’y trouve confronté. Dans la réalité, celle de notre contexte actuel, les choses seraient bien moins évidentes. Alors, si nous ne pouvons pas échapper à notre état de nature, se pose la question de savoir si nous ne sommes pas, en définitive, originellement formatés pour consommer notre perdition dans un avenir qui ne sera pas.
Sur le plan politique, l’entreprise est moins compromise qu’il n’y parait si l’on veut bien considérer que cette liberté individuelle (dont découle la liberté économique), âprement défendue par nos contemporains comme étant la seule qui vaille (comme si elle était d’émanation divine), est assez jeune dans une histoire qui l’est beaucoup moins.
Mais ce serait au prix d’une « déprogrammation » difficile et complexe tant elle répond à ce que nous sommes (peut-être) sur le plan reptilien (l’histoire le démontre). La boucle est bouclée… à moins que l’adversité extrême renferme quelque vertu susceptible de permettre une (notre) réinvention sur des sentiers inexplorés jusqu’à maintenant.
Les propos qui précèdent pourront vous paraître bien complexes, exagérément intellectualisés. Ne vous y arrêtez donc pas nécessairement. Ils n’engagent que moi et je ne suis pas à l’abri d’une fausse route. Je dirais alors plus simplement que, selon moi, cette dystopie, mis à part son caractère un peu professoral, est conduite avec brio, dans un roman imaginaire captivant qui nous balade entre trois époques : celle qui voit naître la « Décontextualisation Nomade » ; celle qui l’expérimente au plus fort de la crise climatique à venir ; celle dans laquelle elle est devenue la règle (et, donc, un nouveau contexte) malgré quelques hésitations.
Mais pas forcément dans cet ordre.
Bref, une dystopie incontournable, à mon avis, pour qui s’intéresse à un avenir à réinventer d’un point de vue philosophique comme d’un point de vue politico-économique.
darren bryte
Christophe Carpentier, Cela aussi sera réinventé, Au Diable Vauvert, 10 septembre 2020, 257 p.— 18,00 €.