Le destin des lignes qui suivent est né d’un double intérêt. D’abord, de pouvoir relire Glissements de P. Jaffeux, texte qui ne vieillit pas, dont le ton au contraire éclaire ses ouvrages plus récents, ainsi que la démarche de l’auteur.
Et, justement, c’est cette démarche qui double mon goût pour cette littérature d’expérience et de recherche — ce qui du reste devrait être une simple nécessité artistique pour tout écrivain, celle de se transformer en une lumière, en un étincellement d’invention et de nouveauté dans la pâte, la matière scripturale, à l’épreuve du temps.
Bien sûr, cette exploration, ici, de noms propres — traitée un peu comme les patronymes des énumérations des filiations bibliques par exemple -, d’oiseaux ou de villes, constitue un ensemble maîtrisé et fécond. Cette expérimentation se situe dans l’axe d’une spiritualité, que je définis par une ouverture au Zen ou aux philosophies orientales.
À mon sens, la dérive de cette anagogie vers les arts plastiques, où le lecteur est conduit des pages dramatiques, presque théâtrales, vers des objets proches du dessin à la mine de plomb de Sol LeWitt, forme l’ossature physique du recueil.
Cela dit, le livre qui tente de fabriquer, de combiner des divagations littérales et graphiques, met en péril les genres, prose et poésie, théâtre et arts visuels, et mérite une vraie attention. Je dis « vraie » par souci de bien montrer que cette fouille au milieu des sèmes, est consolidée par une expérience intérieure, un monde, un for intérieur qui ne peut se tromper lui-même, et qui élimine d’emblée tout maniérisme ou affectation.
Et comme ma lecture s’est faite avec mon porte-mine à la main, j’ai consigné sur la page de garde de Glissements, à la fois le titre de ces lignes, et quelques notions qui m’ont paru dignes d’intérêt. Car cette attention portée au plus petit sème, et encore à la plus haute énigme, s’écrit selon moi comme à la fois a-significative, infra-significative et supra-significative.
Je veux dire que cette poétique participe de différents niveaux d’appréciation, ce que le langage autorise, ce feu ivre qu’est un texte, allant de la plus simple virgule jusqu’à la philosophie. Là est le phénomène essentiel de tout acte d’écriture.
Cependant, je ne crois pas que l’on puisse rattacher cette esthétique à celle de l’OULIPO. Car la façon d’inventer de Philippe Jaffeux instaure une attente, un halètement qui ne cherche pas la forme pour la forme, mais opère dans la matière avec les moyens de la matière.
Dès lors, il faut suivre presque inquiet ce glissement discret du désir, glissement profond vers la littérature, vers le langage, juste le langage.
Pour conclure quand même en rapprochant ce livre de mon intériorité d’observateur littéraire, je ferais allusion au Punctum de Barthes, car lire cet ouvrage revient à repérer ces noms inventés par exemple, comme pour s’y pencher en un miroir, pour voir au-delà d’eux, ce que l’écrivain leur prête comme énigme.
En s’accrochant à ces points focaux, on se maintient ensemble dans l’imaginaire de l’auteur et dans le degré de sa force, dont ces noms, donc, permettent et facilitent la poursuite de vers, de strophes, de fragments, jusqu’à l’ivresse seule de l’image.
Et puis, j’écoutais le beau disque — ancien lui aussi, et comme le tatouage de ma génération — My life in the bush of ghosts de Brian Eno, matière sonore qui frappait ma progression dans le livre, ajoutant une épaisseur sensitive et artistique à ce travail de liseur et d’assesseur littéraire.
J’en suis revenu confiant, heureux presque, voyant ce que les Lettres réservent de bon et de projection hors de notre temps historique.
didier ayres
Philippe Jaffeux, Glissements, éd. Lanskine, 2017 — 12,00 €.
Superbe article.