Pouvons-nous vraiment changer ?
Fred Vargas ne nous avait pas habitués à ce genre de récit. Exit l’imaginaire. Bienvenue dans une réalité glaçante qui n’a rien à envier aux pires dystopies. Cette fois, elle n’a pas décidé de distraire son lectorat.
Elle a décidé de l’informer et de l’avertir du péril qu’encoure l’humanité si nous ne changeons pas de cap ; celui que nous avons emprunté, depuis l’avènement de la révolution thermo-industrielle, pour produire, pour consommer et, finalement, pour façonner notre existence.
Il faut remercier l’auteure de cette mise en garde car, aujourd’hui, on prête davantage l’oreille aux propos des stars qu’à ceux des scientifiques. La plupart d’entre eux n’ont pourtant pas attendu pour nous mettre en garde. Et depuis plus longtemps que nous l’imaginons.
Mais nous ne les écoutons pas (ou peu, si l’on fait cas de l’évolution, certes grandissante mais toujours trop timide, de l’intérêt que nous portons à cette seule Terre qui nous abritera jamais). Espérons que Madame Vargas et toutes celles et ceux qui lui emboîteront le pas seront davantage entendus.
L’ouvrage ne se veut pas nécessairement « politique » au sens traditionnel du terme. F. Vargas ne jette pas la pierre à tel ou tel courant de pensée politique, présent ou passé, ou encore à telle ou telle doctrine économique.
Elle blâme tout le monde ou, tout du moins, tous ceux qui savaient où nous mèneraient leurs choix (et non les nôtres, faute d’avoir été informés ou invités à nous exprimer) en matière de développement.
Cette distanciation du politique est heureuse et nécessaire pour asseoir la crédibilité de l’ouvrage car, de l’ex-URSS communiste d’après-guerre avec son économie planifiée, aux Etats-Unis contemporains avec leur économie ultralibérale, sans omettre tous ces pays qui ont choisi des voies médianes, aucun régime politique et aucune doctrine économique ne s’est jamais soucié de l’impact de notre mode de développement – tout entier tourné vers l’utilisation à outrance des ressources naturelles (fossiles, limitées ou renouvelables) – sur le Vivant qu’ils ont saccagé, les uns comme les autres.
Ils sont tous responsables. Notons néanmoins, même si l’ouvrage ne le dit pas ostensiblement, que la doctrine néolibérale et sa mise en application, aujourd’hui au niveau mondial, ont accéléré cette tendance mortifère.
A l’issue d’une telle lecture, le chroniqueur peut-il, comme il le ferait après avoir lu un roman, commenter le style, la syntaxe, le phrasé ? Assurément, non. Il ferait preuve d’une légèreté blâmable. De toute façon, il n’y a rien à en dire. Les propos sont (relativement) simples et limpides et aucun lecteur ne pourra s’abriter derrière la complexité du verbe pour prétexter d’un discours inaccessible.
L’auteure a précisément voulu qu’il en soit autrement. Regrettons juste que le récit n’ait pas été découpé en chapitres.
Non, la chronique toute entière doit s’intéresser au contenu. Et, contenu, il y a ! Il faut saluer le remarquable travail de synthèse de l’auteure, tant les sources dans lesquelles elle a puisé ses informations sont nombreuses mais pas toujours aisément accessibles, mais aussi l’effort de vulgarisation, malaisé lorsque le propos est scientifique et les enjeux complexes.
Il ne saurait être question, ici, de résumer les très nombreuses informations que contient l’ouvrage. Ce serait impossible car elles balaient presque tous les pans de notre développement depuis l’avènement de la révolution thermo-industrielle précitée (industrie, agriculture, transport, énergie, chimie, services, etc.).
Toutefois, si l’on devait synthétiser à l’extrême l’apport de cet ouvrage, pourrions-nous retenir que nos dirigeants politiques (toutes obédiences confondues), les producteurs (industriels, agricoles, du tertiaire) et, nous, les consommateurs (ne nous voilons pas la face) :
– avons sciemment ignoré (et continuons d’ignorer) les conséquences dévastatrices et bientôt mortelles de nos choix en matière de production (pour les plus graves : pollutions majeures et irréversibles ; effondrement de la biodiversité ; réchauffement climatique) et ce, quel que ce soit le domaine considéré ;
– avons sciemment ignoré (et continuons d’ignorer) la déplétion, à court/moyen terme, de la plupart des ressources (dont beaucoup ne sont pas renouvelables) nécessaires à notre production ; ressources que nous surexploitons néanmoins dans une course insensée à la croissance ;
– avons trop tardé à tenter (toujours timidement) de produire autrement et, la plupart du temps, en faisant mal puisque, à l’exception de certaines d’entre elles, la plupart de nos réorientations en matière de production ne sont guère satisfaisantes.
Ces constats, étayés sur la base de sources difficilement contestables (voir la bibliographie en fin d’ouvrage) et qui ne résultent donc en rien de l’imagination de l’auteure, ne se limitent pas à signer la fin prochaine de notre modèle (notamment économique) et/ou de notre mode de vie actuel (ce serait un moindre mal). Ils démontrent que l’humanité est désormais en péril et qu’il est imminent.
Tout en faisant le bilan de nos erreurs (ou, plutôt, des erreurs de ceux qui ont impulsé le mouvement et maintiennent sa dynamique), l’auteure appelle de ses vœux une réaction de ceux qu’elle dénomme « les Gens » (nous), ceux qui se contentent de consommer, bernés par des discours mensongers depuis des décennies.
Elle espère que, mieux informés (son livre est là pour ça), ils auront ce sursaut de conscience qui leur fera tourner le dos (au moins partiellement) à cette société ultra-consumériste qui nous mène à l’abîme et que ce popularibus motus emportera avec lui les résistances de ceux qui profitent du système.
Chemin durant, elle égrène ses écrits de propositions et de modèles visant à promouvoir une société respectueuse de son environnement (avec une insistance particulière sur la nécessité de parvenir à une société décarbonnée à horizon 2050 puisque le réchauffement climatique est la problématique qui occupe la plus grande partie de l’ouvrage) ; environnement qui, s’il devait être davantage appauvri et souillé, deviendrait invivable au sens littérale du terme.
Aussi saisissant soit-il, l’ouvrage de Fred Vargas, qui n’a certes pas pour ambition ou pour prétention d’être exhaustif, appelle néanmoins quelques observations.
1. Il existe une problématique incontournable qui a été ignorée et cette lacune semble surprenante : la démographie. Quels que soient les choix que nous ferons (peut-être) pour réinventer notre modus operandi, il faudra aussi, outre ce que propose l’auteure, accepter l’idée que nous vivons dans un monde fini. Une communauté (au cas d’espèce, les humains) qui puise dans son milieu pour se développer ne peut pas puiser au-delà des capacités de ce même milieu. Aussi, quelle sera la soutenabilité des prélèvements (aussi vertueux soient-ils) opérés dans notre milieu lorsque la planète comptera 8, 10, 12 milliard d’individus ?
Au-delà de la « révolution » qu’il conviendra de mener en matière de production, de consommation et, plus généralement, de développement, il ne faudra donc pas ignorer les limites intrinsèques à tout écosystème. Ne serait-il pas tant de réhabiliter Malthus ? Ses théories, longtemps invalidées par l’amélioration constante des rendements agricoles (mais on sait désormais par quel biais : l’agrochimie, l’irrigation et la mécanisation ; et à quel prix : appauvrissement et pollution des sols, destruction des biotopes) pourraient bien retrouver quelques couleurs.
2. L’auteur ne pêcherait-elle pas par excès d’optimisme quant à la volonté de changement et/ou à la capacité de réaction des « Gens » ? Si le nombre de personnes réellement préoccupées par l’avenir de la planète va grandissant, il n’en reste pas moins très inférieur, à l’heure actuelle, à celui des personnes qui ne s’en soucient guère. Beaucoup ne veulent pas imaginer être privées de leur confort (énergie sans compter, voiture, avion, climatisation, informatique, etc.) ou changer leurs habitudes (alimentaires, vestimentaires, etc.). D’autres sont intellectuellement prisonnières du Tout Puissant dogme de la croissance à la sauce libérale ou encore d’un optimisme qui confine à l’utopie en imaginant que le génie humain viendra à bout de toutes difficultés, aussi graves soient-elles.
D’autres, encore, n’ont même pas le loisir de se poser la question tant leurs conditions de vie sont déjà difficiles et leurs efforts tout entier mobilisés pour survivre. Mise à part cette dernière catégorie, l’auteure peut-elle croire que ces Gens seront disposés à se priver, par exemple, de voiture alors que toute mesure visant juste à limiter la vitesse sur les routes en met déjà certains dans la rue ? Il y a fort à parier que toute proposition qui viendrait à remettre en question les acquis précités serait immédiatement contestée et probablement condamnée sur l’autel de la liberté. Et fort à craindre que, lorsque réactions il y aura, elles résulteront des privations brutales vers lesquelles nous nous dirigeons. Mais il sera, bien sûr, trop tard.
3. Dans le fond, pouvons-nous vraiment changer ? Contrairement aux autres espèces, l’humain est la seule qui s’affranchit de toute limite naturelle, et ce, grâce (ou à cause) de ses capacités. Ces capacités, qui nous définissent et nous singularisent, ne nous placent-elles pas en dehors des règles fondamentales qui régissent le Vivant ? Ne nous condamnent-elles pas à sans cesse les outrepasser et, partant, à scier la branche sur laquelle nous sommes assis ?
Il y a une étrange similarité entre les manières dont les hommes et les cellules cancéreuses se développent. Tous deux croissent de manière exponentielle en détruisant le milieu qui les accueille. Et on sait que, à ce jour, les traitements sont d’une efficacité très relative.
Cela signifie-t-il qu’il faut baisser les bras ? Evidemment, non. Mais il faut alors ouvrir les yeux et agir.
Cet ouvrage, qui sonne une nouvelle fois le tocsin, est là pour ça et il serait bon qu’il soit lu par le plus grand nombre.
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darren bryte
Fred Vargas, L’humanité en péril. Virons de bord, toute !, Flammarion, 2020, 256 p. — 15,00 €.