Didier Ayres, Attention, inattention de la lecture

Atten­tion, inat­ten­tion de la lec­ture 

image ci-dessus : Carl Spitz­weg,  Le rat de biblio­thèque (1850)- détail.

En essayant d’écrire quelques pro­pos sur la lec­ture, je sou­haite ne pas répé­ter d’autres pro­pos tenus sur cette ques­tion ou qui l’avoisinent. Je me sou­viens d’avoir ici ou là dis­serté sur le carac­tère créa­tif, sur la pente créa­tive, consi­déré les agis­se­ments de toute her­mé­neu­tique comme un acte de créa­tion au sens fort.
Ainsi, je décou­pe­rai mon idée ici, en deux. D’une part, en regar­dant en quoi lire requiert une atten­tion par­ti­cu­lière, qui, ce fai­sant, d’autre part, pousse à l’inattention. La pré­sence devant le livre ne répond pas, à mon sens, à la pré­sence du livre. Il y a décalage.

L’imprimé, je le sais comme écri­vain, demande, dans le meilleur des cas, de sou­te­nir l’intellection du lec­teur en pesant chaque vir­gule, la ponc­tua­tion, les images, les répé­ti­tions, enfin l’idée géné­rale que l’ouvrage déve­loppe.
L’écrivain ima­gine un obser­va­teur absolu, un biblio­phage idéal, pris, conscient de chaque vir­gule, apte à dis­cer­ner dans les images les idées géné­rales de sa publi­ca­tion. Il exige pour lui-même ce déchif­frage par­fait auquel il travaille.

Or, dans la réa­lité, ce n’est pas pareil. Lire atten­ti­ve­ment ne res­semble pas à ce que l’écrivain fait notam­ment au moment des relec­tures, les­quelles sont d’une exi­gence qu’il espère sans faille. Lire atten­ti­ve­ment n’existe que rela­ti­ve­ment. On suit mieux cela que ceci, puis on baisse son atten­tion pour rebon­dir un peu ailleurs, un peu au-delà, juste en repre­nant fer­me­ment le joug minu­tieux de son déco­dage.
On agit à l’image d’un tailleur, décou­pant des étoffes, sans se sou­cier des pertes inhé­rentes à la cou­ture, pour confec­tion­ner le livre comme son propre vête­ment. On doit donc être atten­tif pour cou­per et coudre son propre gri­moire, le man­teau idéal où cette fois-ci la beauté ou l’intelligence devien­drait sen­sible, cou­vrant l’inquiète demande du lec­teur, abo­lis­sant le désir momen­ta­né­ment, pour retom­ber sans cesse dans ce monde si clair de la lit­té­ra­ture. Et aussi inat­ten­tif, pour agir quand même sous une forme d’automatisme créa­tif, et guidé par une part impor­tante de l’incons­cient.

L’inat­ten­tion crée un uni­vers paral­lèle, nour­ris­sant le livre d’autre chose que des pages et leurs mots, prê­tant son intel­li­gence à l’observateur, son goût per­son­nel de la beauté en trouant le texte, en dépié­çant presque incons­ciem­ment la linéa­rité, le droit fil de l’écriture. Être inat­ten­tif, ce n’est pas perdre du texte. C’est flot­ter.
C’est sai­sir un frag­ment, un bout, du lan­gage. Entendre la voix du poète autre part, dans les fumées, les choses non dites, le chant deve­nant ainsi un exer­cice plus modal, une expé­rience musi­cale.

Le roman, le poème, le jour­nal lit­té­raire, la cor­res­pon­dance, expriment un texte qui s’immisce, qui tend, qui dévoile sa vérité dans ce qu’il ne dit pas, dans ce qui lui est absent, et alors, seule­ment, lire se conçoit comme un demi-sommeil, une sorte de demi-jour intel­lec­tuel, lequel recons­ti­tue, refait l’ouvrage, le poème, la lettre de l’écrivain, ce qu’il ne sait lui-même pro­ba­ble­ment pas.

Didier Ayres

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