Habiter le poème
image ci-desus : Carl Spitzweg, Le Pauvre Poète, 1839, Domaine public.
« Rien de nouveau sous le soleil », nous dit l’Ecclésiaste. Donc, on sait que le poème reste un endroit de la littérature qui n’évolue pas dans sa relation au poète. Sa forme même, devenue libre, sujette à l’expérimentation, à l’épreuve de l’avant-garde, qui ne se distingue plus de la réalité parfois, ceinturée par un happening, travaillée par des expériences graphiques, ou des trous, revient à un rapport entre l’écrivain et sa production.
Habiter le poème en sa nature universelle revient à s’habiter comme poète. Qu’on lui insuffle une matière sonore, une matière visuelle, que l’on opte pour une description même froide, pour un chant pur et hermétique, une cantilène lyrique, tout découle de l’aède.
Je veux dire que c’est toujours l’homme ou la femme qui écrit, que l’on distingue derrière le Dit. Donc leur but : la langue. D’ailleurs, le texte peut aussi être un ennemi, car il ne cesse justement de résister, de fuir devant le créateur, de se dépeindre ainsi, de faire du mal ou du bien à celui ou celle qui l’énonce, de pousser jusqu’à la fatigue, faire le deuil, entreprendre cette appropriation en somme de la strophe.
À proprement parler, la poésie est un travail, non seulement parce que du manuscrit au livre le temps doit passer, et ce temps passant il faut accepter en un sens sa défaite. Et parce que veiller à la perfection lyrique, sonore, visuelle, graphique, habiter ces lieux peuvent se comparer au travail du joaillier, de l’orfèvre, dépendant de la matière, laquelle ainsi est inerte et sauvage.
Il faut découper et perdre ici ou là quelque chose qui a été chéri tantôt.
La langue dès lors devient une gemme, une chasuble dans quoi se logent à la fois l’âme et le corps, le labeur et ses fortunes diverses, en vrai, sa personne de rhapsode, de ménestrel, de barde, de chaman. Et s’il existe une utilité au poème, comparable à la vivacité d’une étoile, c’est-à-dire purement spéculative, énigmatique et finalement sans importance vitale immédiate, une prière aussi, sa destination est un lieu vacant, un chemin au-dessus du vide.
Là la vraie nourriture du poète, de la poétesse, autant dans l’amour que dans la mort. Lieu comme un grenier où les pommes de la saison sèchent, où le grain s’entasse dans des paniers. À la fin, ce que ce démiurge ou cet(te) architecte apprennent d’eux-mêmes, se trouve ici : la pomme de la connaissance, et le grain du langage dont il est si difficile de retenir le bon du mauvais, de garder le blé et de rejeter l’ivraie.
Bien sûr cette description physique de l’atelier du minnesinger dans sa densité, sert le poète, à la fois dans sa douleur d’être, ce qui l’interroge, dans son inquiétude voire son malheur, sa hantise, son mal, inquiétude, hantise, restant essentiellement le principe, l’arrière-monde du texte.
Le désespoir, l’angoisse, la haine de soi aussi, provoquent le poème au milieu du poète ; pour l’heureux poète, le poème est là encore, justement dans ce paradoxe de l’étantité de la créature humaine, qui s’arc-boute du néant à l’infini, sans aucun repos.
Didier Ayres