Didier Ayres, Lettre sur le théâtre

Lettre sur le théâtre

Extraits de la cor­res­pon­dance avec Pierre Cour­taud, édi­teur de La Main cou­rante à La Souterraine.

image ci-desssus : Jean Antoine Wat­teau, Comé­diens ita­liens (1720)

 

Lundi 30 juin 2008 

Cher Pierre Courtaud.

Je vous remer­cie pour l’attention que vous avez bien voulu por­ter au texte pour la scène que je vous avais fait par­ve­nir il y a peu.
Je me per­mets de vous écrire un peu plus lon­gue­ment, et de façon plus cir­cons­tan­ciée, pour deux raisons.

Tout d’abord, parce que votre opi­nion sur mon tra­vail était bien­veillante et posi­tive. D’autre part, car je rédige des lettres sur le métier d’écrire pour le théâtre.
Ainsi, vous me per­met­tez une sorte de tri­bune impro­vi­sée pour vous par­ler de ce qui fait le fond de mon écri­ture pour le théâtre – hors du cercle du tra­vail de la scène, cela va sans dire, car le pro­pos d’aujourd’hui s’adresse entiè­re­ment à une manière de théo­rie éditoriale.

J’espère ne pas vous las­ser, et je me per­mets aussi encore de vous emprun­ter les termes de lyrisme et de légè­reté, que vous avez employés pour me répondre, qui m’ont paru très judi­cieux.
Pour dire vrai, j’y vois l’expression impli­cite d’une sorte d’esprit, assez fran­çais du reste, où l’on badine, mari­vaude, et où l’on dis­serte éga­le­ment beaucoup.

Pour ma part, je me trouve bien de bavar­der au théâtre, de pas­ser de l’une à l’autre de mes idées sans crier gare, comme en une sorte de liberté maxi­male, qui confine je le concède, à une cer­taine dif­fi­culté pour sai­sir, à une âpreté gra­phique qui ne doit pas repous­ser la lec­ture, et au contraire consti­tuer un envi­ron­ne­ment sonore pour le comé­dien, qui avant toute chose par­ti­cipe de la scène, car lec­teur en pre­mier lieu puis « diseur » du texte.
De cette manière, être lyrique est une obli­ga­tion, presque une mise en demeure, mais qui ne m’alarme pas, et par anti­thèse, me trouve pris dans le flux impro­bable de la réplique, de sa jus­tesse à expri­mer un état vocal du per­son­nage, une sorte de crise maî­tri­sée de la parole.

Donc, il ne me serait pas étran­ger de pro­cé­der comme dans l’Italie du XVIIIème, de rédi­ger des sortes de cane­vas, pous­sés à l’extrémité théâ­trale d’un Gol­doni, même si le rap­pro­che­ment ne va pas de soi. Non, ce que je veux dire là, c’est que comme « envi­ron­ne­ment sonore », mon texte doit être pris comme une ambiance, un bain, une sorte de pluie légère ou grave qui inonde l’âme du pro­ta­go­niste.
De toute manière, et para­doxa­le­ment, j’éprouve sou­vent de la dif­fi­culté à lire du théâtre, et par­ti­cu­liè­re­ment le théâtre fran­çais, qui, avec Mari­vaux notam­ment, atteint par­fois des som­mets de complexité.

Je ne lis pas mieux ma pro­duc­tion, même si la com­pa­rai­son n’a évi­dem­ment pas lieu d’être. Vous ima­gi­nez donc les affres de ma car­rière d’écrivain pour le théâtre, du dra­ma­turge qui invoque la pos­si­bi­lité de tra­hir son texte par la faci­lité d’intellection du pre­mier lec­teur ou celle de la pres­ta­tion ver­bale du comé­dien.
Non que je manque de res­pect pour mon uni­vers rédac­tion­nel, mais pour finir, c’est entendre et inter­pré­ter qui doivent triom­pher. Vous savez que Cage aimait les sons parce qu’ils ne pro­dui­saient pas de musique – pardonnez-moi ce rac­courci et ces approximations.

Mais je me trouve dans le même cas, modes­te­ment encore, croyez-le. J’écris des pièces pour faire entendre de la lit­té­ra­ture, et pour sai­sir au vol le carac­tère magique et quasi irréel de la vie qui abonde, qui sur­git, qui opère en moi.
Je suis donc au mieux de ce que vous avez eu la gen­tillesse de m’écrire, « lyrique et léger », musi­cal et élé­gant, ce qui convient par­fai­te­ment à mon goût sau­vage de prendre l’aigrette folle de la langue pour maté­ria­li­ser le tra­jet d’un impact – comme on dit d’un impact de balle en balistique.

En tous cas, votre cour­rier m’a fait du bien, et quoi qu’il en soit l’impression que l’on me com­prend un peu, me semble une évo­lu­tion assez notable dans mon rap­port aux aléas édi­to­riaux de notre temps.

Didier Ayres


Note de la rédac­tion : de Didier Ayres, on retient la pro­duc­tion d’oeuvres théâ­trales suivantes :

Écri­vain, en lec­ture chez un éditeur

H.P., scènes de déses­poir et de miracle, en lec­ture chez un éditeur

2016–2020 : Cri­tique de l’actualité édi­to­riale théâ­trale : Wajdi Mouawad/Rémi de Vos/Alejandro Jodorowsky/Adolphe Nysenholc/Debbie Tucker Green/etc.

2016 : Mère : éd. La Cause littéraire

2015 : Clore : éd. La Cause littéraire

2014 : J’étais à deux pas de la Ville impé­riale, à la suite d’une bourse d’écriture en rési­dence, DRAC Metz, texte éd. La Cause littéraire

2011 : Une table sous la lumière : revue Triages

2007 : Ils avaient un goût bizarre dans la bouche. Mise en espace au CDN de Limoges, Théâtre de l’Union et à La Fabrique, Guéret

2005 : Quelque chose de mort en moi. Mise en espace au Centre d’Art de La Pom­me­rie à St-Setiers

2000 : Pas­sages dans la nuit : La poly­graphe, éd. Comp’act

1998 : His­toires de la nuit. Mise en onde et pro­duit par Radio-Campus

 

 

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