François Jullien explore ici l’ambivalence du Bien et du Mal
François Jullien, à n’en pas douter, n’aime pas l’évidence. A son éclaircie soudaine, il préfère la nuance, celle où il s’enfonce à loisir, au gré de ses pérégrinations intellectuelles, de la Grèce antique à la France contemporaine en passant, toujours, par la Chine. Mais qu’on ne s’y méprenne : il cherche à tâtons l’impensé pour mieux réfléchir l’intuition première. Dans la lignée des grands théodiciens antiques dont il a laissé mûrir en lui les propos, il scrute l’ombre susceptible de faire ressortir les lumières du tableau du monde. Et dans le sillon des grands penseurs chinois, il met en mouvement leur invisible polarité. De traces en héritage, les fils de son discours se superposent, se croisent, s’enlisent parfois. Plusieurs lectures sont toujours possibles, comme dans les meilleurs romans, ceux que l’on se prend à relire d’un œil nouveau à différents moments de l’existence. On y trouve ce que l’on y cherche. Et réciproquement.
Dans son dernier ouvrage, L’ombre au tableau, du mal ou du négatif, François Jullien explore l’ambivalence du Bien et du Mal. De l’un à l’autre, il existe une polarité que la philosophie occidentale, avide de distinctions rigoureuses, peine à éclaircir, mais dont le roman fournit de nombreuses illustrations. De Anna Karénine au récent 19 secondes, de Pierre Charras, la question de l’envers du positif, de l’ignorance volontaire du dessous des choses taraude l’imaginaire littéraire, chatouille l’inconscient amoureux. Ou comment, à force de croire en l’évidence, on finit par y sombrer, en silence, en aveugle. Comment, à force d’éviter la confrontation, on en vient, simplement, à s’ennuyer. Jusqu’à l’explosion finale, le retour terrifiant de la brutalité ou encore ce que les psychanalystes appellent le “retour du refoulé”. Le phénomène est bien connu en amour, dans cette relation, par nature, bipolaire. L’effort de François Jullien consiste à le penser au niveau politique et social, dans un monde qui, lui, n’est plus bipolaire, dans une ère — une aire — où les camps, où les classes tendent à se dissoudre dans ce qu’il convient désormais d’appeler une globalité.
Son hypothèse de départ s’inscrit donc résolument dans l’actualité : à l’heure de la “globalisation”, le mal, le négatif ne trouve plus d’extériorité vers laquelle s’expulser. Il n’a pas disparu pour autant, mais travaille en secret sous la couverture des choses et des évènements. Il est “à l’intérieur” comme le ver est dans le fruit, aussi bon soit-il. Les attentats terroristes à New York ou plus récemment à Madrid, sont les manifestations, en creux, des transformations silencieuses qui agissent le monde. De même que dans un pays qui n’a pas connu la guerre depuis soixante ans, comme la France, les violences urbaines trahissent la présence d’un envers négatif de la marche historique. Contrairement à la Grèce antique, structurée par la confrontation, l’agôn mobilisant et productif, nous vivons, selon François Jullien, dans des régimes de démocratie “à faible négativité enfouie”, où la défense des acquis s’est substituée à la violence revendiquée, au heurt véritable, au choc des contraires “tel qu’il met sous tension, promeut, innove, intensifie”.
Cet aveuglement collectif et consensuel porte en soi son risque. Celui de l’inertie, de l’immobilisme, de l’assoupissement politique et intellectuel. Celui, surtout, d’un brutal retour de bâton : en travaillant en secret, sans s’inscrire dans une dialectique, le négatif se dégrade, pourrit au cœur du fruit. Il finit par se changer en Mal, détruisant tout sans rien produire. Il menace d’exploser “sans crier gare”, expression que Jullien réutilise souvent comme pour crier, quant à lui, son désir de mieux prévenir. Encore faut-il bien s’entendre. Prévenir, ce n’est pas nommer le mal mais “lever le négatif”, ouvrir le champ de ses possibles, le faire discuter “sans l’aseptiser” avec le positif. Le détour de François Jullien par la pensée chinoise lui permet d’éclairer cette possibilité de dialogue. Si la question philosophique “Qu’est-ce que c’est que cette chose ?” est commune aux penseurs grecs et chinois, elle se traduit littéralement en Chinois par “Qu’est-ce que c’est que cet est-ouest ?”. Contre la tradition de l’essence, de l’atome, de la taxinomie et de la providence, l’Orient nous éveille a une autre proposition : la chose est polarité, le réel est processus, l’énergie est constitué de facteurs divergents (le yin et le yang). La confrontation, dans le travail de François Jullien, des stoïciens, de Hegel et de Confucius, les écarts qui naissent de leurs contradictions permettent de créer de la pensée, de réaliser ce mouvement, ce souffle, cette remise en branle, seule à même de réinscrire le négatif dans le tableau du monde.
En ce sens, François Jullien propose aujourd’hui, à sa manière, une figure possible de l’intellectuel “à l’heure de la mondialisation”, et ce n’est pas son moindre mérite. S’il ne peut plus se définir par sa radicalité, se légitimer par sa dénonciation d’une classe, d’un bloc, d’un parti, l’intellectuel peut et doit rappeler l’esprit à son inquiétude. Plutôt que de se livrer aux récriminations de bon aloi, il a pour mission de mettre en scène les heurts, les chocs, les foyers sismiques de notre vivre-ensemble. Donner à voir la réversibilité dynamique des phénomènes. Le recours aux notions de positif et de négatif lui permet de se soustraire à la chape moralisante, paralysante et peu fructueuse. Elle invite surtout à mettre l’accent sur la confrontation de forces opposées qui sous-tend tout évènement, là où le Bien et le Mal fonctionnent par exclusion réciproque. Il reste à François Jullien (ou à celui qui voudra le suivre) à appliquer sa méthode pratique à des évènements historiques. Il ne s’abîmera pas sans mal dans l’équivocité d’une situation concrète. L’Ombre au tableau donne à penser, mais ne rassure point. Ceci dit entre nous sans l’ombre d’un soupçon.
louis taillandier
François Jullien, L’Ombre au tableau, du mal ou du négatif, Seuil, février 2004, 188 p. 18 €. |