Didier Ayres, L’amitié est-elle possible ?

L’ami­tié est-elle pos­sible ? 

image ci-dessus : Marie Lau­ren­cin, Apol­li­naire et ses amis, pein­ture à l’huile sur toile, 2ème ver­sion 1909, 130 X 194 cms, Musée Georges Pompidou.

Pour moi, l’amitié n’est pas un sen­ti­ment fixe, uni­voque, ou qui pour­rait se répé­ter comme une concep­tion figée, englo­bante. Par­fois l’amitié trompe celui ou celle que vous croyez ami en lui fai­sant miroi­ter un sen­ti­ment qu’il ne par­tage pas, quand d’autres peuvent vous vouer une forme d’attachement que vous n’arrivez pas à recon­naître comme une bien­veillance pro­fuse qui vous serait adres­sée.
Il y a des formes d’inclination, de com­pa­gnon­nage, des sen­ti­ments que l’on adresse à cer­tains alors que ces mêmes per­sonnes ne dis­tinguent pas comme un signe de cama­ra­de­rie ou de bonne intel­li­gence votre affec­tion – et je pré­cise là qu’il faut entendre une aspi­ra­tion vers une affi­nité pure. Fon­da­men­ta­le­ment, c’est le cœur humain qui reste en crise, tout autant dans la rela­tion inté­rieure de ce que l’on pour­rait nom­mer une rela­tion « morale » au monde, qu’en regard de la recon­nais­sance d’une fra­ter­ni­sa­tion que je trouve défi­ni­ti­ve­ment aléatoire.

In abs­tracto l’amitié est cette émo­tion qui attache deux per­sonnes, sen­ti­ment chaud, qui ne cal­cule pas, qui ne dépend que des ponts entre deux indi­vi­dus. Se sen­tir plus proche de l’ami que cer­tains autres, proxi­mité que l’on consi­dère comme une plus-value, un gain moral, prête au doute aussi. Cepen­dant, la tra­hi­son est presque consub­stan­tielle à cette relation.

L’ami­tié dès lors est-elle pos­sible ? Peut-être, mais sans péren­nité – encore une fois conçue comme aspi­ra­tion vers une affi­nité pure et intem­po­relle. Elle ne dure par­fois qu’une sai­son. Elle est faite d’aveuglements suc­ces­sifs. Elle dure autant qu’un désir trompé.
Mais, il reste que l’on cherche, que l’on désire cet aveu­gle­ment – peut-être pour quautrui, le pro­chain, l’aubain, vous concède aussi un aveu­gle­ment qui réponde au vôtre.  Jeu de dupe en somme.

Il faut néan­moins admettre que l’amitié reste un lieu de gran­deur d’âme, sur­tout quand l’on excuse tel ou telle de sa fai­blesse. Elle est source de par­dons inces­sants, et c’est là sans doute sa plus grande qua­lité. En théo­rie, elle devrait aussi ne pas ser­vir, dans le sens d’utiliser, sinon par obli­ga­tion éthique du par­don, res­ter tou­jours un don de soi sans qu’aucune réponse maté­rielle ne devienne une mon­naie d’échange.
Être l’ami, c’est échan­ger sans espé­rer de retour – à l’instar de la concep­tion du visage chez Levi­nas par exemple. Oui, pour moi, c’est un désir qui côtoie le sacré, l’abnégation religieuse.

Mais au beau milieu de cette carte du Tendre, se trouve jus­te­ment le cœur humain. Le dés­in­té­res­se­ment n’est pas absolu, la rela­tion d’individu à indi­vidu s’avère dif­fi­cile, quand sou­dain l’on ne se com­prend plus, lorsque rien de ce que l’on croyait acquis n’existe réel­le­ment pour l’ami(e), et que la plus belle affec­tion jamais por­tée à l’autre devient une rela­tion médiocre, infâ­mante, allant jusqu’à l’hostilité.

L’ami­tié n’existe qu’à demi. Elle est trop humaine pour se cal­quer sur le par­don spi­ri­tuel. Pour défi­nir son essence, sujette à trop d’égoïsme, d’orgueil, de renon­cia­tion sté­rile, de rési­gna­tion incom­prise, il fau­drait inven­ter un cœur humain sans sco­ries, et capable d’analyser les bouf­fées, la pro­messe qui lie l’ami(e) à l’ami(e).
Mais notre esprit est trop impar­fait, trop trouble pour que l’on puisse s’aimer de créa­ture à créa­ture sans acci­dents, sans heurts, tout en sachant cet idéal for­cé­ment com­pro­mis par la bas­sesse de l’économie humaine de l’amitié.

didier ayres

1 Comment

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One Response to Didier Ayres, L’amitié est-elle possible ?

  1. Kamal Zerdoumi

    ” La tra­hi­son est presque consub­stan­tielle à cette rela­tion “. ” Jeu de dupe en somme. ” ” Oui, pour moi, c’est un désir qui côtoie le sacré, l’abnégation reli­gieuse. “
    Je cite de brefs pas­sages du texte qui ” décrive ” l’amitié. Ici, les mêmes termes pour­raient ser­vir à décrire l’amour. Une trou­blante res­sem­blance. Sauf que, dans le cas de l’amitié, la sexua­lité est absente. Entre l’amour et l’amitié il n’y a qu’un lit de dif­fé­rence. “, chan­tait Henri Tachan.

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