Quelle parole pour le Président de la République ?
Du « Je vous ai compris » de Charles de Gaulle à Alger le 4 juin 1958 à « l’homme africain [qui] n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire » selon Nicolas Sarkozy, des 106 versions du discours d’adieu de Jacques Chirac à l’un de Marine Le Pen reprenant, à trois mois d’intervalle, des pans entiers d’un précédent de François Fillon, des « Gaulois réfractaires » aux « fainéants » d’Emmanuel Macron, certains discours sont restés célèbres et sont entrés dans l’histoire, pas toujours pour le bien de ceux qui les ont prononcés.
Ils n’en sont d’ailleurs pas toujours intégralement les auteurs, parfois loin de là : l’ouvrage de Michaël Moreau, lui-même ancienne « plume » au service du pouvoir, se propose d’interroger les auteurs, les circonstances et les petits secrets qui président à la naissance d’un discours officiel, ici ceux des présidents de la Ve République.
« Le discours, c’est le moment où tout se joue, où le Président s’engage », souligne Henri Guaino, ex-plume de Nicolas Sarkozy : en effet, l’écriture est le moment où des décisions politiques et stratégiques peuvent se formaliser, pouvant donner lieu à des tractations plus ou moins tendues jusqu’au plus haut niveau de l’État.
L’ouvrage s’ouvre sur l’exemple récent d’Emmanuel Macron : M. Moreau montre comment un changement de plume (de Sylvain Fort à Jonathan Guémas) a induit un changement de ton et une inflexion de la parole publique, notamment à partir de la crise des Gilets jaunes, et restitue la fabrication à plusieurs des divers discours, aux formules plus ou moins heureuses, qui ont marqué le début du quinquennat du plus jeune Président de la République.
Certaines situations ressemblent à un bégaiement de l’histoire : discours du Président aux funérailles de Johnny Hallyday, hors l’église de la Madeleine évidemment, puis hommage national à Jean d’Ormesson aux Invalides, tous deux morts le 5 décembre 2017 ; mais pour Jean Cocteau et Édith Piaf, morts les 10 et 11 décembre 1963, pas de déplacement du Général, pas de ministre, pas de discours de Malraux, qui pourtant savait les faire…
Autres temps, autres mœurs.
Question aussi de la valeur de la parole publique : lorsqu’on a qualifié Johnny Hallyday de « héros », et si grand soit son talent, quelle valeur reste-t-il au même mot pour désigner Arnaud Beltrame, mort le 24 mars 2018 pour la défense de son idéal et d’une valeur qui lui paraissait suprême, ou Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, morts au service de la France pour assurer la libération des otages au Burkina Faso, en mai 2019 ?
Bien des leaders politiques ont formé des binômes célèbres avec leur auteur favori de discours : François Mitterrand et Erik Orsenna, Jacques Chirac et Christine Albanel, Philippe Séguin et Nicolas Baverez, Nicolas Sarkozy et Henri Guaino, François Fillon et Igor Mitrofanoff, ou encore Emmanuel Macron et Sylvain Fort, au début du quinquennat.
Michaël Moreau pointe aussi une industrialisation des discours : la prise de pouvoir des ghostwriters (le nègre ayant disparu, trop connoté comme terme colonialiste, impossible au royaume du politiquement correct !) se poursuit jusque dans la rédaction d’ouvrages politiques qu’il convient de publier lorsqu’on est candidat ou élu, parfois même sans le moindre regard du signataire officiel…
Si les discours préparés peuvent parfois sonner creux et sentir leur langue de bois à cent lieues à la ronde, ceux qui sont improvisés laissent quelquefois de cuisants souvenir, comme celui d’E. Macron sur les banlieues tenu en compagnie de Jean-Louis Borloo, le 22 mai 2018, long (1h30), sans propositions et sans profondeur, et qui reste aux yeux des analystes comme un échec parfait.
Certains discours sont préparés, mais pas prononcés, comme celui du Général de Gaulle pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon, prévu en août 1969, et qui tombe au plus mauvais moment : il aura quitté le pouvoir avant l’échéance. Napoléon qui pose problème : pour la commémoration de la bataille d’Austerlitz en décembre 2005, ni Jacques Chirac, ni son Premier Ministre de Villepin (pourtant auteur de nombreux ouvrages sur l’Empereur) ne prononceront quelque discours que ce soit : de l’image de la grandeur de la France, nous sommes passés entre-temps à la figure de l’oppresseur…
Mais les discours du Général, dont la figure se confondait avec celle de la France, peuvent-ils encore servir de modèles ? C’est très discuté chez les « plumes »…
Après E. Macron et Ch. de Gaulle, les chapitres suivants s’intéressent au duel Mitterrand-Chirac, à l’affrontement Sarkozy-Hollande, puis à des techniques et des questions intéressant directement les auteurs de discours : le plagiat, les fautes et les sorties de route, la pression subie par les auteurs pour produire LE discours parfait et retraçant du mieux possible la pensée de celui qui le prononce, le rôle d’auteur d’un livre qui paraît sous un autre nom…
Enfin, les « plumes-VIP » permet de clore la réflexion sur l’intervention, manifestement croissante, des « sous-traitants » du discours politique, qui souvent ne souhaitent pas apparaître au grand jour, comme Régis Debray, Alain Bauer ou tant d’autres.
L’ouvrage fourmille d’anecdotes sur le milieu politique, et sur les interventions de tel ou tel pour orienter dans tel ou tel sens la parole, et donc l’action. C’est un vrai régal à lire, mais il permet d’avoir, par le prisme de la rédaction des discours et interventions officielles, un étonnant et captivant regard historique sur la Ve République.
Une conclusion permet à l’auteur de s’interroger sur l’avenir de la pratique du discours politique. Sous la Ve République, le Président prend de plus en plus la parole, de manière plus systématique, et sur des dossiers de plus en plus techniques. De même, le recours aux « plumes » est désormais officiel et, à l’américaine, elles publient leurs mémoires lorsqu’elles quittent la sphère du pouvoir.
À l’heure de la puissance démesurée des réseaux sociaux, quelle place pour le discours politique ? François Hollande souligne que « le discours est à la fois une évocation de l’Histoire et une proposition pour l’avenir, mais, aujourd’hui, un tweet a hélas plus d’impact qu’un discours. Donald Trump a compris ça. Barack Obama prononçait de très beaux discours, mais retient-on les phrases d’Obama comme on retient les tweets de Trump ? » (p. 335).
De fait, le discours cultivé et lyrique paraît toujours nécessaire, mais c’est à la rhétorique de s’adapter, même si Robert Badinter, dont le discours à l’Assemblée nationale pour l’abolition de la peine de mort reste une référence, craint l’invasion de l’intelligence artificielle et la mort de la rhétorique ; il y a eu un glissement du grand discours politique au ton feutré de la télévision, qui domine désormais le débat.
Pourtant, selon Anne Lauvergeon, ex-« sherpa » de M. Mitterrand, « pour un politique, se déplacer sans faire un discours, c’est risquer de ne pas honorer son auditoire ». Il faut quand même à un moment donné « de la sensibilité, de l’émotion et de la réactivité » assure Jean-Pierre Raffarin. Et Michaël Moreau de donner l’exemple de Laurent Fabius, normalien, agrégé de lettres modernes, qui avait théorisé qu’il fallait s’exprimer le plus simplement possible et avec le moins de mots : l’article ravageur que lui avait consacré Claude Sarraute en septembre 1984 dans « Le Monde » montrait clairement que c’était le mauvais choix, sur le fond et sur le style…
Bernard Cazeneuve cite l’exemple de Jean-Marie Le Pen, faisant assaut de toutes les figures de rhétorique et du vocabulaire le plus élevé dans ses discours, et qui a réussi à attirer à ses idées les couches les plus populaires… Une évidence : le style littéraire reste apprécié ; l’éternelle règle de Cicéron (plaire, émouvoir, convaincre) s’est appliquée aussi bien au discours de candidature de Nicolas Sarkozy à la Porte de Versailles qu’à celui de François Hollande au Bourget.
Utile pour assurer la prise du pouvoir, cette règle l’est aussi « pour asseoir la Ve République, capter l’opinion en pleine guerre d’Algérie et poser la légitimité d’un chef. Pour de la pédagogie sur des réformes dès la fin des Trente Glorieuses et les années Giscard. Les enjeux deviennent aussi mémoriels à partir de François Mitterrand, et encore plus de Jacques Chirac » (p. 340).
Reste à savoir comment les hommes politiques actuels et futurs tourneront dans leur discours la question mémorielle et coloniale, grande question actuelle, sans réaliser de fracture dans le corps national.
L’autre grande question est d’arriver à rester audible malgré l’impopularité de l’exécutif, afin de se faire réélire, comme François Mitterrand en 1988, champion de l’usage de la parole politique, et modèle que MM. Sarkozy puis Hollande n’ont pas su imiter : quels discours l’histoire retiendra-t-elle ?
yann-loïc andre
Michaël Moreau, Les Plumes du pouvoir, Paris, Plon, 2020, 19 €.