Dictionnaire du renseignement, sous la direction de Hugues Moutouh & Jérôme Poirot

Le ren­sei­gne­ment par le renseignement

 

« Je ne peux rien vous dire : les ins­truc­tions que j’ai reçues de la Pré­si­dence étaient tel­le­ment secrètes qu’on avait ins­crit sur l’enveloppe : Ultra-ultra-secret, à détruire avant lec­ture. C’est ce que j’ai fait aus­si­tôt, bien entendu. »

(Colo­nel Hubert de Guer­lasse, Bons bai­sers de par­tout, Pierre Dac & Louis Rognoni, 1966)

 

Le monde de l’espionnage et du ren­sei­gne­ment a tou­jours fas­ciné le grand public : l’immixtion de son voca­bu­laire spé­ci­fique dans l’usage quo­ti­dien (« secret défense », « légende », « trai­te­ment de sources », « com­pro­mis­sion »), por­tée par le récent suc­cès de films et séries dont le fameux Bureau des légendes, en est un indé­niable indice.

Si ce monde attire autant, c’est notam­ment parce qu’il s’entoure de secret et de silence, lais­sant d’autant plus faci­le­ment le champ libre aux spé­cia­listes de la fic­tion, qui vont se ruer sur le sen­sa­tion­nel (les fameux gad­gets de « Q »), en oubliant par­fois qu’il peut rejoindre étran­ge­ment la réa­lité de ce milieu si fermé (les ten­ta­tives d’assassinat de Fidel Cas­tro par la CIA à l’aide de cigares empoisonnés).

C’est que le monde du ren­sei­gne­ment naît d’un para­doxe : créé pour pro­té­ger les citoyens, il se dis­tingue des autres forces notam­ment parce qu’il amène ses agents à côtoyer des « lignes de crête » de la démo­cra­tie et à agir « aux confins du droit », sinon « à ses dehors », selon H. Mou­touh et J. Poi­rot, les auteurs de la pré­face.
De fait, le ren­sei­gne­ment est « cor­ro­sif pour la démo­cra­tie », selon Ph. Hayez dans l’« Avant-propos », ce qui ne contri­bue pas moins à la fas­ci­na­tion qu’il exerce.

Le monde de paix qui sem­blait pou­voir émer­ger de la chute du mur de Ber­lin et de la désa­gré­ga­tion du bloc sovié­tique – la fameuse « fin de l’histoire » théo­ri­sée par Fr. Fukuyama, cor­ri­gée depuis d’ailleurs – n’est pas advenu. Au contraire, il a dif­fracté les dan­gers et éta­bli un monde mul­ti­po­laire, ame­nant chaque pays ou chaque entité à déve­lop­per ses capa­ci­tés d’anticipation et de connais­sance.
La France, par exemple, est pas­sée d’une logique de dis­sua­sion nucléaire (Livre blanc de 1972) à la néces­sité de « connaître et anti­ci­per » (dans ceux de 2008 et 2013).

L’atten­tat spec­ta­cu­laire du 11 sep­tembre 2001, la mon­tée du ter­ro­risme, ont mis sur le devant de la scène les ser­vices de ren­sei­gne­ment, désor­mais connus, pla­cés sous les yeux du citoyen, et ont per­mis de recou­rir à des tech­niques plus nou­velles que le bon vieux ren­sei­gne­ment humain : ren­sei­gne­ment d’origine élec­tro­ma­gné­tique (ROEM) et d’image (ROIM), data­mi­ning, uti­li­sa­tion des tech­no­lo­gies de pointe.
Mais sous peine de subir un déclas­se­ment, les pays doivent désor­mais entre­te­nir l’évolution constante du maté­riel et des tech­niques : ainsi, un écart se creuse entre ceux pou­vant en assu­mer le coût et les autres. Au XXIes., l’enjeu prin­ci­pal sera de s’adapter au cyber­monde ; en 2019, le cybe­res­pace est devenu le cin­quième domaine d’exercice mili­taire en France, après la mer, la terre, l’air et l’espace.

Face à ces défis, l’ambition de ce Dic­tion­naire du ren­sei­gne­ment (que l’on trouve ici dans sa réédi­tion, la pre­mière ver­sion datant de 2018, et pas­sée de 864 p. à plus de 1400) est de répondre tant à la curio­sité du grand public qu’aux exi­gences des pro­fes­sion­nels. L’équipe de rédac­tion est une nou­veauté : des pro­fes­sion­nels encore en acti­vité s’expriment dans les dif­fé­rents articles, ce qui assure une acuité et une grande per­ti­nence dans l’information trans­mise.
Qua­rante entrées ont été ajou­tées, une cen­taine mises à jour. Col­lant de près à son sujet, l’ouvrage annonce que deux auteurs uti­lisent des pseu­do­nymes (que l’on retrouve dans CAIRN, par exemple), et que cer­tains auteurs n’ont pas sou­haité figu­rer dans la liste des contri­bu­teurs, ayant tou­ché de près à la com­mu­nauté fran­çaise du ren­sei­gne­ment. De l’art d’entretenir le mys­tère sur un sujet mystérieux…

Après la « liste des contri­bu­teurs » donc, l’ouvrage contient une indis­pen­sable liste des sigles et acro­nymes, les ins­ti­tu­tions concer­nées étant pro­digues en abré­via­tions de toute sorte, et une pré­face de Phi­lippe Hayez, pro­fes­seur à Sciences Po (qui écarte d’emblée la res­sem­blance entre « ren­sei­gne­ment » et « espion­nage », et qui per­met de tirer les fils de l’avenir de cette branche spé­ci­fique).
Les articles vont de « Aca­dé­mie du ren­sei­gne­ment » à « Zarou­bine, Vas­sili & Zarou­bina, Éli­sa­beth », et concernent aussi bien le monde du ren­sei­gne­ment réel que celui de la fic­tion, qui y tient une belle place, avec des articles atten­dus (« James Bond », « Q », « Tin­tin ») et d’autres qui le sont moins (« Pieds nicke­lés »). Chaque entrée est sui­vie d’une courte biblio­gra­phie spécifique.

L’ouvrage se ter­mine par une biblio­gra­phie géné­rale, puis un index puis­sam­ment tra­vaillé, qui per­met de cir­cu­ler aisé­ment dans les diverses notices concer­nant un point ou une per­sonne en par­ti­cu­lier, puisqu’il mêle les entrées thé­ma­tiques aux entrées nomi­na­tives. Enfin, une table per­met d’accéder rapi­de­ment à l’organisation glo­bale du volume, avec cer­tains cor­ré­lats.
Cer­taines entrées, comme « Tele­gram » (l’application) ont été sup­pri­mées, curieu­se­ment. Il res­sort aussi de la consul­ta­tion de l’ouvrage que le ren­sei­gne­ment est un monde d’hommes : quelques notices concernent des femmes (Mata Hari, Julia Kris­teva, Mis­tin­guett, Herta Mül­ler, Éli­sa­beth Zarou­bina) : on me repro­chera peut-être ici de céder à la théo­rie du genre frap­pant tous azi­muts, mais un article sur « les femmes et le ren­sei­gne­ment » serait peut-être inté­res­sant, pour pro­blé­ma­ti­ser cer­tains aspects et en réfu­ter d’autres.

C’est ici un ouvrage de tout pre­mier plan pour le spé­cia­liste ; il per­met­tra aussi au grand public de se faire une idée juste de ce qu’est la très secrète com­mu­nauté du renseignement.

yann-loic andre

Dic­tion­naire du ren­sei­gne­ment, sous la direc­tion de Hugues Mou­touh & Jérôme Poi­rot, Tem­pus, Per­rin, 2020, 1424 p. — 17,00 €.

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