Entretien avec Anna Kozlova, F 20

Youlia et Aniou­tik voient le jour dans une famille mos­co­vite pour le moins dys­fonc­tion­nelle. Quand leur mère ne passe pas ses jour­nées au lit, elle est prise d’un irré­pres­sible besoin de faire de l’aérobic. Leur père s’en va avec sa maî­tresse, leur beau-père s’installe chez elles avec son chien aussi tim­bré que lui. Dans cette atmo­sphère chao­tique où tout se soigne à coups de gnôle, les deux ado­les­centes ont du mal à pous­ser droit. À com­men­cer par Aniou­tik, la cadette, qui est diag­nos­ti­quée schi­zo­phrène. Lorsque sa sœur aînée pré­sente des symp­tômes simi­laires, elle est prête à tout pour échap­per à la ter­rible clas­si­fi­ca­tion – F20 – et ten­ter de mener une vie normale.

lelitteraire.com : Com­ment vous présenteriez-vous aux lec­teurs fran­çais qui vont vous décou­vrir grâce à F 20 ?

C’est une ques­tion très inté­res­sante, d’autant qu’on ne me l’a jamais posée. J’ai beau­coup de mal à juger de l’opinion des lec­teurs fran­çais concer­nant la lit­té­ra­ture russe contem­po­raine, s’ils la trouvent proches ou non de leurs pré­oc­cu­pa­tions. En Rus­sie, on reproche cou­ram­ment aux écri­vains russes contem­po­rains de ne pas cor­res­pondre aux soi-disant stan­dards « inter­na­tio­naux » (sous-entendus « amé­ri­cains »). Cela signi­fie que leurs livres sont sou­vent com­pas­sés, n’ont pas de véri­table fin, n’ont en réa­lité aucun sujet et parlent plus de leur auteur que de leurs héros.
En Rus­sie, on me reproche au contraire de trop for­cer sur le sujet (cela peut paraître bizarre, mais c’est vrai). Mais il est vrai aussi qu’en matière de prose, je m’oriente sur­tout sur les écri­vains euro­péens, sans pour autant oublier que je vis en Rus­sie. Je suis cer­taine que les pro­blèmes sur les­quels j’écris seront com­pré­hen­sibles et proches pour un lec­teur fran­çais, mais en même temps, il est très impor­tant pour moi de conser­ver mon appar­te­nance à la tra­di­tion lit­té­raire russe et d’écrire sur des choses qui ne sont pas pos­sibles ailleurs qu’ici.

Vous avez écrit plu­sieurs romans avant F 20. Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Je trouve l’inspiration dans des choses très dif­fé­rentes. J’aime sim­ple­ment beau­coup les his­toires. Un jour, il y a long­temps, j’ai adopté l’approche sui­vante : la vie nous pro­pose sou­vent des per­son­nages et des sujets qui, au pre­mier abord, nous paraissent com­plè­te­ment invrai­sem­blables mais existent pour­tant bel et bien. Ces sujets dis­posent rare­ment d’une conclu­sion : la vie ne se débrouille pas très bien avec les conclu­sions.
Et mon tra­vail, en tant qu’écrivain, c’est d’achever l’histoire, de pro­lon­ger le comique jusqu’à la véri­table tra­gé­die et de trou­ver la farce cachée sous la véri­table tragédie.

Com­ment avez-vous eu l’idée d’écrire F 20 ?
L’idée de F 20 m’est venue par hasard. Un jour, sur Inter­net, je suis tom­bée sur un forum de gens souf­frant de schi­zo­phré­nie et je me suis mise à lire leurs pro­pos. Ça a été une immer­sion incroyable. Chaque jour, pen­dant quelques mois, j’ai lu des his­toires de psy­choses, d’hospitalisation, de réci­dives. Les gens décri­vaient leurs visions, leurs agis­se­ments en phase aiguë. Un monde entiè­re­ment nou­veau s’est ouvert devant moi. D’un côté, il était affreux ; d’un autre côté, il ne rece­lait aucune place pour l’auto-apitoiement.
Ces gens avaient un cou­rage épous­tou­flant, ils trou­vaient la force de rire d’eux-mêmes. Ça m’a impres­sion­née et je me suis mise sou­dain à voir la schi­zo­phré­nie non plus comme une condam­na­tion et un sceau apposé sur une per­sonne, mais comme une cir­cons­tance exis­ten­tielle complexe.

Com­ment avez-vous tra­vaillé sur ce roman ? A-t-il été long et dif­fi­cile à écrire ?
J’ai tra­vaillé sur ce roman pen­dant six ans. Il a été très long à écrire. Je l’ai rédigé par à-coups, la nuit, parce que j’avais par ailleurs beau­coup de tra­vail, j’étais seule et je devais sub­ve­nir aux besoins de mes deux enfants.

Dans F 20, You­lia vient d’une famille très dys­fonc­tion­nelle. S’agit-il en l’occurrence d’une méta­phore exis­ten­tielle pour sug­gé­rer que ce qui est censé être un fac­teur de sta­bi­lité s’avère en fait une source de chaos per­ma­nent ?
La famille de You­lia est en par­tie ins­pi­rée de la mienne. Quand j’ai eu douze ans, mes parents ont décidé de divor­cer et je me rap­pelle très bien la sen­sa­tion de chaos, d’horreur en com­pre­nant sou­dain que je n’avais plus rien sur quoi m’appuyer, que la vie pou­vait un jour tour­ner au cau­che­mar. Mes parents se dis­pu­taient de façon affreuse, se bat­taient, fai­saient des tas de trucs impen­sables pour se rabais­ser mutuel­le­ment et, à ce moment-là déjà, je me suis dit qu’il fau­drait les pla­cer en asile psy­chia­trique. Leurs agis­se­ments n’avaient rien de nor­mal mais, bizar­re­ment, la société les consi­dé­rait avec indul­gence. Le divorce excu­sait en quelque sorte leurs com­por­te­ments incon­ve­nants et le fait que des parents cessent de rem­plir leurs obli­ga­tions paren­tales.
Il me semble que nous vivons une époque heu­reuse, en dépit de tous les débor­de­ments exis­tants. Je com­prends que mes parents étaient déchi­rés par des sen­ti­ments qu’ils ne pou­vaient com­prendre ni nom­mer, parce que nous avions grandi dans un pays, dans une culture où les sen­ti­ments sont tabous. Aujourd’hui, nous avons au moins la pos­si­bi­lité d’en par­ler et, dans un cer­tain sens, de faire notre deuil du passé.

Dans la même veine, que repré­sente la schi­zo­phré­nie dans F 20 ? On a l’impression que les gens « nor­maux » ne sont pas plus nor­maux que les gens « malades ».
Pour moi, dans F 20, la schi­zo­phré­nie est la méta­phore du droit de chaque indi­vidu à être dif­fé­rent. À se dis­tin­guer. À voir la vie telle qu’il la voit et à vivre comme il lui semble juste de vivre.
À s’opposer à la pres­sion, à l’uniformisation, au schéma qu’on nous fourre dans la tête depuis l’enfance : étu­dier, se marier, avoir des enfants, mou­rir. La vie est pleine de variantes, la norme n’existe pas.

Cer­tains pas­sages de F 20 sont très drôles, sur­tout quand les gens se mettent à agir de manière absurde. Pensez-vous que l’humour nous aide à accep­ter les élé­ments tra­giques de notre exis­tence ?
C’est mon unique croyance. Ma seule arme devant l’horreur de l’existence, c’est le rire.

À la fin de F 20, on a l’impression que You­lia a trouvé une forme de paix inté­rieure et sait com­ment aller de l’avant. Considérez-vous que la fin de F 20 soit opti­miste ?
En pre­mier lieu, You­lia a fait la paix avec elle-même. Elle a com­pris qu’elle ne devien­drait jamais quelqu’un d’autre, qu’elle ne pen­se­rait jamais autre­ment ni ne sen­ti­rait autre­ment. Elle s’est accep­tée et, pour la pre­mière fois de sa vie, s’est consi­dé­rée avec res­pect. Elle a décidé de ne plus jamais essayer de se bri­ser. Et, en un cer­tain sens, cette accep­ta­tion l’a libé­rée.
D’un autre côté, elle s’est ainsi par­don­née à elle-même. Parce qu’elle a vu que tous ceux qui l’entouraient, notam­ment ses parents, étaient occu­pés à ce tra­vail de sape, à ces efforts mons­trueux pour se four­rer dans un cadre, un moule.

F 20 a rem­porté le Prix du best-seller natio­nal en Rus­sie. Est-ce que ce prix a changé quelque chose pour vous ?
Je ne pense pas qu’un prix, quel qu’il soit, puisse chan­ger une per­son­na­lité, mais les prix changent une vie. Ils vous donnent plus de pos­si­bi­li­tés, aug­mentent l’intérêt qu’on accorde à ce que vous faites. C’est très impor­tant et cela m’a donné une impul­sion puissante.

Est-ce que F 20 a été tra­duit en d’autres langues ? Allons-nous bien­tôt pou­voir lire d’autres romans de vous en fran­çais ?
F 20 a été tra­duit en danois. Sa tra­duc­tion alle­mande est actuel­le­ment en cours. J’espère vrai­ment que mes autres livres paraî­tront en France. À l’heure actuelle, des pour­par­lers sont en cours pour la publi­ca­tion d’un autre roman [Comme une envie de foutre le feu, à paraître en novembre 2020 chez Sté­phane Mar­san éditeur.].

pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com le 02 juin 2020.

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