L’obsolescence des anciens programmée
En une trentaine de pages sèches et sans fioritures (un format qui sied à merveille à l’esprit de la collection Dyschroniques du Passager clandestin), Richard Matheson – qui, pour rappel, écrit ce texte en 1954 – nous propulse en 2003, à une ère où toutes les personnes de plus de 60 ans doivent régulièrement passer un test (basé sur des questions de mathématiques, de linguistique mais aussi sur la mémoire, la coordination et les capacités physiques) qui détermine si leur vie offre encore ou non un intérêt pour la communauté.
L’Examen nous fait ainsi suivre la famille de Tom Parker, âgé de 80 ans, qui doit passer ce « test » pour la quatrième fois : le senior vit depuis 15 ans dans la famille formée par son fils Les, sa belle-fille Terry et leurs enfants et est dépeint au fil des pages par l‘ensemble des défauts et autres lacunes qui le caractérisent désormais – un inexorable déclin que Tom a du mal à accepter mais que son fils objective sans peine, lui qui s’est pourtant refusé à remplir le « formulaire de décharge » qui aurait permis à l’État d’éliminer son père tel un déchet plutôt que de le voir affronter ce redoutable test.
Un Les qui, contre toute attente et sous la pression de sa moitié, malgré les bons souvenirs et le respect qui le lient à son géniteur, souhaite que son père, devenu un poids et pour sa famille et pour la société, meure pour ne plus l’avoir à sa charge. L’« examen » en question doit en effet tester les aptitudes physiques et mentales des personnes âgées et les condamner à mort par injection létale si jamais elles échouent.
Par-delà l’approche dystopique de la vieillesse, Matheson s’emploie à dénoncer la sélection arbitraire et la douce violence qui s’exercent de cette façon sur une part de la population afin de résoudre les problèmes posés par une démographie galopante, à la façon dont, dans Soleil vert (Richard Fleischer, 1973) les anciens disparaissaient afin de nourrir, au sens propre, leurs contemporains plus jeunes qu’eux.
Le paradoxe incarné par Tom veut que, pour lui, réussir l’examen serait encore un échec puisque cela signifierait revenir occuper le logement familial pendant 5 années supplémentaires… La tension qui prévaut dans le récit dès les premières pages tient alors toute entière dans des échanges pétris de de sous-entendus, d’allusions et de non-dits.
D’ailleurs, signe odieux de cette banalité du mal, Jim, le fils aîné de Les envisage la condamnation de son grand-père sans aucune empathie : « Mon livre d’instruction civique dit que les vieux n’ont plus qu’un mois à vivre s’ils échouent à leur examen. C’est bien ça, non ?»
Voici donc ce qu’il advient, dans cet Etat newyorkais futur en 2003, des personnes âgées ne mourant plus de manière naturelle et, devenues « non productives » et « non autonomes », assimilées à des objets dorénavant inutiles qu’il est alors possible de néantiser : passer un test pour mériter de rester en vie paraît pour Matheson, spécialiste de l’horreur, une manière très commode de sélectionner ceux qui auront l’honneur de mourir plus vieux que les autres, reléguant de la sorte aux oubliettes les importantes difficultés des soins gériatriques et de gestion des personnes âgées, difficultés répandues notamment dans les EHPAD durement impactés par la crise Covid 19.
Tel est le prix à payer pour atteindre ce Bonheur insoutenable à la Ira Levin où la recherche de la productivité se fait constamment au détriment de l’humain. Entre injustice et incompréhension, un texte abordant la question du vieillissement et du contrôle de la population intéressant pour lier ensemble malthusianisme et utilitarisme au XXIe siècle et qui se clôt, devant la bassesse et l’ignominie généralisées, par le choix de la dignité.
L’éditeur rappelle en fin d’ouvrage le contexte historique de la nouvelle, soulignant que, sous le régime nazi, le programme Aktion 4 d’élimination systématique des personnes déficientes ou âgées faisait partie de la Solution finale et que d’autres procédés du même type existent encore aujourd’hui, qui sont nommés « euthanasie involontaire ».
Sous cet angle, relire la vision de Matheson des dérives d’une société gouvernée par l’utilitarisme économique et réduisant à quia ses aînés devient tout sauf de la science-fiction.
frederic grolleau
Richard Matheson, L’Examen (The Test — 1954), Le Passager clandestin, coll . Dyschroniques, novembre 2019, 46 p. — 5, 00 €.