Sophie Brocas, Le baiser

Patri­moine de l’humanité ou marchandise ?

Depuis quelques années, un pro­cès oppose l’État fran­çais à des des­cen­dants d’une jeune russe enter­rée depuis 1910 au cime­tière du Mont­par­nasse. La sculp­ture qui orne la tombe est une œuvre de Constan­tin Bran­cusi, appe­lée Le Bai­ser. Si, en 1911, le sculp­teur était presque inconnu, ses œuvres aujourd’hui atteignent des prix fara­mi­neux. Celle-ci, sur le mar­ché de l’art pour­rait par­tir entre 40 et 50 mil­lions de dol­lars. Alors…
C’est en s’appuyant sur cette situa­tion que Sophie Bro­cas pro­pose un roman mêlant avec per­ti­nence réa­lité et fic­tion, faits his­to­riques et droit juri­dique. Elle raconte l’histoire de cette œuvre, de sa muse et de la bataille juridique.

Camille, de son vrai nom Vénus Ravani, est inter­pel­lée en sor­tant de son immeuble par un voi­sin, direc­teur des cime­tières de la Ville de Paris. Il a reçu une demande d’un mar­chand d’art qui pré­tend être man­daté pour démon­ter l’œuvre de Constan­tin Bran­cusi qui orne la tombe d’une jeune russe du nom de Tatiana Rakoska. Il s’agit du célèbre Bai­ser, une des œuvres majeures du sculp­teur.
Sachant Camille avo­cate, il sol­li­cite son avis. Elle est aga­cée par cette demande qui bous­cule ses habi­tudes et la met en retard. Mais elle se retrouve avec une enve­loppe kraft dans les mains. Tatiana tient un jour­nal qui com­mence le 30 jan­vier 1910. Sa mère l’a envoyé de Péters­bourg chez sa tante qui habite Paris, ave­nue George-V. Elle veut être libre alors que la vieille dame reste sur une vie étri­quée, une vie de dévo­tion abso­lue au tzar et à Dieu. Elle a quitté sa famille car ses opi­nions poli­tiques avaient attiré l’attention de la police. Elle est la petite-nièce de Lev Niko­laïe­vitch Tol­stoï. Elle pour­suit des études de méde­cine et assiste le Dr Bémard, un Rou­main venu en France pour mener une thèse sur les pneu­mo­ba­cilles.
Après une longue séance de recherches, il l’invite à boire un verre chez un de ses amis, un sculp­teur. C’est ainsi qu’elle fait connais­sance de Bran­cusi, le revoie quand il lui demande de poser pour lui.

Toute l’histoire passe par les deux héroïnes, à tra­vers le jour­nal de Tatiana et en sui­vant les pas de Camille. La pre­mière vit mal le car­can où sont enfer­mées les femmes en 1910. Elle cultive des idées sociales et veut être indé­pen­dante : “Oui, j’ai une peau de femme, mais à l’intérieur je veux être comme un homme… je veux être libre comme un homme…“
Or, à l’époque, la seule “porte” vers la “liberté” est le mariage. Elle décrit, à tra­vers la révolte de Tatiana la situa­tion d’enfermement où se trouvent les femmes, les dif­fi­cul­tés de celles qui tentent d’être indé­pen­dantes, telles ces ouvrières qu’elle côtoie.

Camille, bien que son métier de juriste lui apporte l’indépendance finan­cière, est éga­le­ment pri­son­nière dans un corps qu’elle exècre, n’étant pas conforme, juge-t-elle, aux canons fémi­nins en vogue à notre époque. Elle s’est ainsi enfer­mée dans une sorte d’autisme, se construi­sant une vie sans fan­tai­sie, vivant dans un stu­dio. Elle est deve­nue, en treize ans d’activités au sein d’un cabi­net de juristes, une ouvrière spé­cia­li­sée du droit, étant là pour faire par­ler les textes, non pour les pen­ser, refu­sant de s’interroger sur la mora­lité de son tra­vail.
Mais une visite va, insi­dieu­se­ment, tout remettre en cause. Il en est de même pour Tatiana.

Sophie Bro­cas dresse deux magni­fiques por­traits de femmes qui, cha­cune à leur manière, vont faire le même che­min dans un sens inverse, l’une vers la liberté, l’autre vers une forme de déten­tion. Avec ces deux héroïnes, l’auteure expose ses recherches sur Bran­cusi, sur le droit rela­tif aux sépul­tures, sur la pro­priété d’une œuvre, sans jamais être ennuyeuse, et décrit admi­ra­ble­ment les fon­de­ments du Bai­ser.
Elle évoque éga­le­ment sa traque d’informations sur Inter­net où se retrouvent, pour un sujet donné, presque la même chose, des copier-coller d’experts autoproclamés.

Avec Le bai­ser, Sophie Bro­cas offre un admi­rable roman, docu­menté, riche de nom­breux sujets, tis­sant avec des faits réels une véri­table intrigue qui se lit avec autant de fièvre que le meilleur des thrillers.

feuille­ter le livre

serge per­raud

Sophie Bro­cas, Le bai­ser, J’ai Lu n° 12690, février 2020, 320p. – 7,50 €.

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