Didier Ayres, Considérer la peinture

Consi­dé­rer la pein­ture 

image ci-dessus : Zao Wou-Ki, Hom­mage à Claude Monet, 1991, 194×484 cm, col­lec­tion particulière

Consi­dé­rer la pein­ture, sur­tout avec de simples lignes, écrites ici davan­tage comme des diva­ga­tions, et même infor­mées par des tra­vaux d’histoire de l’art, ou par la lit­té­ra­ture scien­ti­fique consa­crée à des auteurs ou des œuvres, ne sau­rait que mon­trer quelques traits d’un dis­cours per­son­nel. La pein­ture est toute énigme, sujette aux intrigues de la vie spi­ri­tuelle, agi­tée par le monde des idées, par la pen­sée du peintre, lequel est bien sûr pris dans une époque.
Durant une très longue période, il fal­lait repro­duire la nature par­fois sty­li­sée, trans­cen­der la réa­lité des pay­sages, des hommes et des femmes, des dieux, de la divi­nité du Christ et des figures du pan­théon chré­tien, pro­fu­sion de sujets qui aujourd’hui, après beau­coup de ten­ta­tives pour se déta­cher de leurs thèmes, ne sus­cite plus autant le goût d’aventure et de nou­veauté que la pein­ture fina­le­ment aime et poursuit.

Par ailleurs, l’expérience du spec­ta­teur — elle aussi encline à des époques et des goûts, pour la nou­veauté, la beauté… — fait valoir l’intérêt pour les déam­bu­la­tions : dans les musées, dans les ate­liers, dans les gale­ries pri­vées, dans la rue, où dans maintes églises ou monu­ments publics où la pein­ture se trouve. Pour ce qui me concerne, je suis un petit témoin de la pro­fon­deur de ces scènes peintes, qui bien sou­vent tremblent dans le silence, qui est à mon sens la qua­lité la plus criante, la plus visible de cet art qui reste le plus muet des arts.
Non seule­ment la pein­ture ne parle pas mais elle est un art mutique, en cela que le regard, qui lui ne pro­nonce rien, s’étaye par une impres­sion qui néces­site un voca­bu­laire, une langue. La toile devient alors un pré­texte à l’intelligence, com­ment dire, intel­lec­tion, écri­ture inté­rieure de l’esprit humain.

Ainsi, la pré­sence de la toile est para­doxale. Elle est évi­dem­ment visible, pré­sente, et plus encore dans la com­bus­tion du regard lequel lui prête son dis­cours, vouée au regard pour tou­jours et avant tout. Elle emplit un espace, et encore, un lieu de parole en soi. À la dif­fé­rence très nette de la musique qui occupe, elle, l’auditeur par des effets suc­ces­sifs d’affects, de sen­ti­ments, forts par­fois, pleurs, inquié­tude, évo­ca­tion du sou­ve­nir lié à un mor­ceau, à tel pas­sage de l’instrument, la pein­ture n’a que le lan­gage arti­culé pour lui faire suite.
Les élé­ments de conscience non-verbaux de la musique, deviennent devant l’œuvre peinte, une pro­so­po­pée que le regar­deur pro­duit pour repro­duire la pré­sence, cette pré­sence à la fois ici et ailleurs, cli­gno­tante, du tableau.

Objec­ti­ve­ment c’est dans le silence que la pein­ture trouve ensemble son som­meil et l’animation de sa vie, quand elle est expo­sée, non pas par une simple mons­tra­tion, mais par ce que lui prête le spec­ta­teur en guise de dis­cours, fût-il pro­noncé à voix basse, dans un calme esprit de jouis­sance où pein­ture et art du dis­cours coha­bitent par un effet presque magique. À par­tir de là, il est dif­fi­cile de dire que c’est un art muet, même si maté­riel­le­ment il est par­fai­te­ment inso­nore.
Las­caux était-elle muette ? N’y avait-t-il pas, comme on le sait aujourd’hui, de la parole — qui accom­pagne néces­sai­re­ment la fabri­ca­tion des outils — pour suivre dans la grotte les impres­sions et les rêves de la tribu, rêves qui per­met­taient de faire corps avec ce que deve­nait l’homme du Périgordien ?

Peut-être sous les lumières trem­blantes de torches, parmi des êtres que l’on aime­rait voir ivres de cette nou­velle spi­ri­tua­lité, aux prises avec l’ivresse vraie du cha­man, par­cou­rir déjà l’esprit humain, dans son énon­cia­tion déjà presque vieille, au son de petits ins­tru­ments de musique. Tout ici dit le pou­voir saoûl des images.
La pein­ture va de la per­sonne humaine à la per­sonne humaine, et dans ce voyage mys­té­rieux vaque la parole, élé­va­tion de la langue, où regar­der vaut pour pen­ser, et regar­der pour prier, qui sait ?

Didier Ayres

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