Isabelle Giovacchini : disparitions et effacements
Chez Isabelle Giovacchini même la plus simple image (une épingle plantée au centre d’un carré blanc) n’est jamais simple. Il s’agit chaque fois de mirage ou d’ellipse de condensation. Ni reflet, ni pur objet sensible ou intellectuel, l’image permet d’éprouver et de penser l’approximation la plus précise possible de ce que Platon nommait un “lieu”. Emerge l’insoutenable proximité de quelque chose qui ne peut plus se nommer reflet. Celui-ci est parfois retourné sur son tain. En conséquence, l’œil est porté de l’oubli au souvenir, entre le sentiment de la perte et de la reconnaissance par le jeu du sombre et de la clarté, de creux et du plein.
Isabelle Giovacchini poursuit une recherche expérimentale des plus poussées. Ses résultats revêtent une beauté rare, que ce soit dans l’entassement de certaines de ses sculptures ou de l’éclatement de l’image en deux dimensions. Dans sa Note d’intention, l’artiste précise : « Bâtie selon une démarche régressive et déconstructive, ma pratique, expérimentale, s’efforce en premier lieu de saisir avec précision le point extrême où il est encore possible d’inscrire une forme, aussi ténue soit-elle, sur une surface. En cela, elle révèle les zones d’aberration des procédés techniques qu’elle convoque et des mécaniques qu’elle intègre ».
On préférera au terme de « régression » celui de transgression puisque l’aberration n’est jamais fortuite. Elle joue un rôle de capteur d’une indétermination jusqu’au point où l’image ne figure pas vraiment et où la narration se réduit à une sorte de silence. Deux de ses premiers travaux l’illustrent parfaitement. Son Miroir noir (2005) donnait à voir une vision particulière de la psyché selon deux miroirs photocopiés puis remplacés par les images obtenues : à savoir deux monochromes noirs — et donc une forme d’absence d’image. La même année, l’artiste présentait avec Notes la relecture d’un livre dont le texte original était effacé. Ne demeuraient que les annotations d’un lecteur antérieur. Ne restaient du livre et de son texte que des pages parsemées de traits et parfois un mot griffonné.
Sous son aspect ludique, le but de l’œuvre est d’explorer l’espace livresque et la surface de tout type de support en tant que langage. Redevenu matéria,u il permet la création de livres « objets », de toiles effacées. Isabelle Giovacchini déporte tout signe ou ligne vers un point où le sens est métamorphosé en système d’interrogations insondables. “Ecceirxs de sltye” à partir de Queneau est significatif de ce processus. Dans cette œuvre, les lettres de chaque mot sont rangées dans l’ordre alphabétique, à l’exception de la première et de la dernière. L’objectif est précisé par l’artiste. « Cela reprend une théorie selon laquelle n’importe quel mot reste lisible tant que sa première et sa dernière lettre restent à leur place ».
Des systèmes de croisements et de brouillages sont repris sur un plan plus purement plastique dans Filiations. L’artiste expérimente les possibilités de la re-présentation. Après avoir exploré les livres, la chorégraphie, elle rend visible des images latentes en divers types de ballets chromatiques à peine discernables. Les images « premières » sont quasiment effacées par « maquillages » lors du tirage en laboratoire ou par d’autres processus techniques. Il ‚pour le comprendre, revenir à sa vidéo Sauter le pas . Elle filmait la minute qui précède le saut de Reichelt à partir du premier étage de la Tour Eiffel. La vidéo est projetée au-dessus d’un cadre photographique métallique vide. Il n’a ni fond ni verre. Ne demeure que sa structure en haut de laquelle les pieds de Reichelt la touchent. Du saut, il ne reste là encore qu’une absence.
Ratages, éclipses, déliés du lié, litanies somnambuliques, lacunes des lignes discursives, tout dans l’œuvre montre les stigmates d’un Imaginaire en fluctuation. Il n’est plus là pour ériger un monde, mais afin de créer un vide, un vide sans langue mais paradoxalement grouillante de langage. L’œuvre y trouve une résonance poétique particulière. Surgit une impossibilité de certitude, de conclusion, de clôture. Ne demeure qu’un flou à proprement parlé « artistique » au plus haut point. Il entraîne tout discours vers le silence.
Avec l’artiste, les mots deviennent ce que Beckett en espérait : des mots aux mots sans mots. Et les images sont sans image. A la dynamique du continuum s’impose la vérité du discontinu, de la charpie. Demeure une simplicité non insignifiante mais mal signifiante, qui est le propre même de la subversion dans l’art. L’image — telle qu’on l’a conçoit — disparaît au profit de ses vides. Elle cerne un informe à qui elle donne surface et profondeur et prouve que le vide est autant dans les mots qu’entre eux, autant dans les lignes et points qu’entre eux. L’artiste devient à ce titre un “ôteur” où le “tout”, en étant, n’est pas ou n’est plus. Autour du vide créé louvoie une volupté particulière. Il faut en accepter le silence, entre pénétration et épuisement, faille et présence, compression et détente de la pure émergence.
jean-paul gavard-perret
Isabelle Giovacchini, Filiations, du 15 decembre 2012 au 21 avril 2013, Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux