Savoir aller sans savoir où aller
Sous forme d’histoire d’amour épistolaire qui se déroule pendant six années de 1943 à 1950, deux héros séparés par les mers et les continents créent par leurs envois un subterfuge idéal afin de recréer l’espace de la rencontre et ne jamais rester éloignés l’un de l’autre. Un présent commun se fait jour par l’écriture.
Les deux très jeunes époux, mariés en 1943 à Casablanca, sont très vite séparés par la guerre. Georges est mobilisé à la Libération, puis envoyé en Indochine. Ils n’auront donc jamais (never) « la vie d’un mariage normal ». La grand-mère de l’auteure lui adonné une valise remplie de lettres qui restèrent son secret.
Après son mariage au Maroc, elle doit rejoindre Saint-Benin-des-Bois, près de Nevers, où elle est accueillie en étrangère avec ses deux enfants. Elle va parfois à Nevers à bicyclette où l’auteure imagine alors une brève rencontre avec « la fille de Nevers » (Emmanuelle Riva dans “Hiroshima mon amour” de Duras).
A travers cette histoire simple mais étrange surgit la vie d’une très jeune mère qui se retrouve à élever seule ses deux jeunes enfants loin de sa ville natale. Le couple séparé comprend aussi qu’un de ses enfants n’est pas comme les autres : il est handicapé. Mais Frédérique Berthet évite tout pathos. Duras n’est jamais loin.
Et le roman montre aussi (surtout peut-être) la place de l’écriture dans la vie muette d’une femme qui aura écrit pour que survive quelque chose de l’amour loin de l’aimé, dans un monde instable où elle se retrouve isolée.
Sa musique de chambre retentit dans ce livre, pudique et douloureux. C’est un peu comme du Schubert là où l’homme reste une ombre qui à la fois pèse et porte. Et ce, par la force évocatrice de l’écriture qui bouleverse à travers l’évocation d’une femme ange qui tire du vide une consistance. Elle va, serre son visage et ses enfants. Se perçoit une voix douce qui ne réclame rien.
Les mots qui se disent encore rappellent que la vie est plus loin que près de ce “never” — Nevers. L’héroïne ne peut dépasser la Nièvre.
Néanmoins, elle avance : elle sait aller sans savoir où aller.
jean-paul gavard-perret
Frédérique Berthet, Never(s), P.O.L éditeur, Paris, 2020
Les lettres échangées de 1943 à 1950, révélées par la valisette secrète que lui a remis sa grand-mère maternelle, nourrissent le dernier roman de Frédérique: “Never(s)”. Chaque page se tourne dans le rythme des vagues –ondulation ou fracas– sur les plages de l’atlantique de Casablanca pour Etiennette et Georges jusqu’à Oléron et Bombannes pour leur petite fille.…avec la douceur des caresses du vent du large et dans les brûlures de l’Histoire.