Morcellements
Il y a le — ou les — corps et l’espace. Dans un rappel subtil et ironisé à la fameuse fresque de la Chapelle Sixtine. Mais ici on peut se passer de Dieu. Sauf bien sûr s’il est incarné. Chloé Julien crée un monde de l’hypnose.
Mais surtout de la gestation et de la présence. L’artiste travaille l’apparence pour souligner les gouffres sous la présence et des abîmes en féeries mystérieuses.
Insidieusement, de tels montages, par l’imaginaire qu’ils mettent en jeu, modifient la donne du réel en accordant au portrait la valeur d’icone d’un genre très particulier. La Miss en tropes agit imperceptiblement comme en des déplacements métonymiques. Ce qui apparaît devient le portant du portrait.
Si bien que l’apparent réalisme d’où procède ce travail crée une fiction. Laquelle devient un appel intense à une traversée afin de dégager non seulement un profil particulier au corps mais au temps.
Le corps est emporté dans un glissement par la théâtralité et les sortilèges de créations. Emerge l’horizon mystérieux d’une intimité touchante dont la créatrice multiplie les échos.
Le “juste” portrait fait donc franchir le seuil de l’endroit où tout se laisse voir vers un espace où tout se perd pour approcher une renaissance, une cristallisation contre l’obscur et la fuite des jours comme des amours.
L’espace palpite de papillons étranges. Les corps en morceaux ne sont pas des restes : ils naviguent en des visions fugitives. Il y a des dentelures de cuisses qui ont encerclé des hanches et qui peuvent l’accomplir encore — preuve que en l’amour l’histoire n’est jamais soldée. Ou serait-ce la réminiscence d’une errance à l’inverse de la voix d’Artaud qui affirmait : « les femmes ne comprennent que l’amour sensuel, et dès qu’on essaie de leur donner de l’âme elles n’en veulent pas » ?
Non. Car Chloé Julien ne fait pas de telles impasses. Elle s’absente dans la présence, foudroie les repentances de l’ombre pour en tirer la lumière. Elle broie la nuit dans ces cieux de jours de plénitude où les silhouettes dans leurs morcellements deviennent abondances.
Des personnages semblent s’échapper quelques murmures : “De l’obscurité conduis-moi à la lumière”. Et Chloé Julien telle une reine invite la vie à se lever, à s’élever sur les remparts de l’imaginaire. Chacun(e) rêve d’y glisser pour grimper ou épouser des pentes, s’y confondre et se défaire. Ainsi va, du féminin au masculin, l’histoire du labyrinthe de l’être.
Il faut accepter le risque de ce “Chaos” (organisé) qui devient l’ordre essentiel. Il y a là des émerveillé(e)s, des ébahi(e)s. La Reine en a rencontrés certains qui perdaient la tête et gardaient leur cœur, d’autres perdaient leurs corps et n’avait pas de cœur. Mais, ici, l’artiste les voit autrement.
Les êtres sont à la frontière là, où il n’y a plus de terre, là où le désert ferait d’eux deux des anachorètes. Et en une telle initiation quelque chose leur échappe dans la reddition de l’absurdité du vivre.
Ici les êtres ne sont pas au fond d’un puits mais, entre éther et nuages, leurs cercles se multiplient comme si l’amour le plus charnel pouvait devenir cosmique. Reine de jamais trop, Chloé Julien fait-elle, par sa dignité, l’homme timide ? Pas sûr car il existe du feu en lui. Et les rêves dont nous sommes fabriqués. Et ce, dans cette fragmentation. Elle rend la rencontre presque impossible. Mais les seuils ne sont pas infranchissables.
La créatrice joue de l’obsession et de la transgression. Elle retire la cape de ténèbres, évoque des bourrasques d’où naissent des éclairs ; d’étranges portes s’entrouvrent mais l’éros demeure suggéré. Restent ses stigmates. Et c’est aussi habile qu’ironique. Le flamboiement des corps devient une chorégraphie visuelle. L’artiste devient méduse qui affole les sens tout en les retenant. L’amoncellement cherche l’équilibre sur le fil de leur corps dont le lascif échappe dans le fort du déduit.
Seule l’image parle et conclut là où la créatrice défait ses liens. Soudain, ils glissent mais restent impénétrables. Il faut donc rêver et imaginer. Encore. C’est la folie qui dure. La folie pure. Appel du vide.
Pas n’importe lequel : le vide à combler. Des pommes acides dans un verger de miel.
“Je traverse, j’ai été traversée” disait Duras. Chloé Julien fait de même afin de croire que le réel n’est pas parti. Du moins pas trop loin. Pas en totalité.
Qui sait ? Un jour, les interrogations se noieront dans les enlacements que l’artiste monte et montre. Elle “caresse” les corps : tout est là. L’amour comme la lumière ont foi au miracle et les deux refusent de porter des croix.
Les corps valsent, nus des chimères en un seul “habit” de gloire. Tout devient charnellement mystique.
Et le temps de la sidération retient le jaillissement au seuil de la défaillance.
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jean-paul gavard-perret
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