Penser la pensée
image ci-dessus : © A Moment of Reflexion, 2009, Adad Hannah
Penser la pensée exige un espace et un temps, un hic et nunc. La pensée n’est possible qu’à cette condition. Il lui faut se retourner sur elle et, ce faisant, en créant un espace, elle ouvre, permet le raisonnement, par un retour, une réitération de ses qualités intrinsèques. Cet espace du raisonnement est dépendant à la fois d’une forme abstraite d’espace – et de temps – et d’une activité électrique de l’esprit, des connexions nerveuses du cerveau.
Par ailleurs, la pensée est tributaire du vocabulaire. Ainsi, cette triple contrainte – le langage, le travail synaptique et cette sorte de chambre immatérielle du lieu et du temps – fait d’elle un phénomène difficile à aborder, car requérant de ses fonctions la définition de ces dites fonctions. Ces trois obligations physiques et morales dépassent en un sens la vérité humaine, lui sont supérieures, la pensée se concevant d’elle-même sans limite, et pour toujours, sans définition, redisant sa puissance.
Cette conscience représentationnelle conserve pour moi une dimension mystérieuse et mystique. Car comme instance de langage, elle possède tout ce que ce dernier contient de possibles et de promesses. Voir la pensée en pensant, ou la pensée pensant, c’est se tenir éveillé, au langage, aux énigmes des tâches physiques et métaphysiques de la compréhension. Seul l’homme probablement est capable d’étudier ce miroitement, ce reflet, ce dédoublement de sa réflexion, sa propre étude qui en passe par l’étude, sa nature ne s’expliquant que par une explication, seulement avec les mots qu’elle utilise pour s’expliquer.
Réfléchir est donc une sauvegarde. Rationnel, irrationnel, magique, pratique, sujet, objet, l’entendement augmente, ajoute ou retire, diminue ou agrandit la connaissance de soi, lui procure un état indépassable, car penser est la chose la plus noble, ou la plus vile, mais toujours penchée sur elle-même, se disant en se disant. Spéculer, c’est saisir son humanité latente, s’échapper verticalement, se trouver dans le très haut état de l’être humain en sa supériorité d’être pensant.
Il est vrai que la philosophie matérialiste fait de cette activité un moment d’erreur, une anomalie naturelle, un mensonge, une affabulation qui, dès la mort, retrouve son état pierreux, inerte, sa nature première, dont l’imposture s’achève dans le silence primordial du vide et du trépas. Mais n’est-ce pas déjà porter une certaine confiance dans l’action de raisonner qui agit cette spéculation, justement par ce qui est seulement accessible par l’esprit ?
Ce titre métaphysique qualifie l’homme, on le sait, depuis le néolithique.
Le pas suivant pourrait être la qualification d’un dieu, de dieux, de Dieu. Imager son existence, déclarer sa fin, sa mort, voire ce qu’il exige et donne en matière d’impossible, supputer sa présence, son absence, ce qui le détermine et en quoi il tient devant un raisonnement, ou s’appuie sur une intellection, s’éploient dans la chambre de la pensée. C’est là la mysticité rendue nôtre par la nature de notre pensement.
Tel il signifie. Tel il dépasse sa signification. Tel il est notre orgueil et notre salut.
Didier Ayres
Oui, “la langue est l’interprétant de tous les systèmes sémiotiques” (Émile Benveniste, 1969).