Laurence Saint-Gilles, Les États-Unis et la nouvelle guerre froide

Vers une nou­velle guerre froide ?

Depuis l’été 2015, le terme de « guerre froide » refait son appa­ri­tion dans l’actualité, alors qu’on le pen­sait tombé en désué­tude dans l’après-1989, enterré sous les décombres du Mur de Ber­lin puis de la chute de l’Union sovié­tique. Il reprend du ser­vice, mais pour dési­gner cette fois les ten­sions entre la Rus­sie et les États-Unis, notam­ment à par­tir de la déci­sion du Penta­gone, en août 2015, de la his­ser comme menace numéro 1 pour les États-Unis, en lieu et place de l’État isla­mique qui l’occupait jusqu’alors.
Ce revi­re­ment est dû essen­tiel­le­ment à la lente dégra­da­tion des rela­tions entre les deux Grands depuis le retour au pou­voir de V. Pou­tine en 2012, et sur­tout depuis l’annexion de la Cri­mée en 2014 ; mais les révé­la­tions sur l’ingérence russe dans la cam­pagne élec­to­rale amé­ri­caine en 2016 n’ont fait que l’intensifier.

Dans cet essai, Lau­rence Saint-Gilles se pro­pose d’analyser l’espèce de néo-maccarthysme de la « peur du rouge » qui se met en place, les États-uniens crai­gnant une ingé­rence jusqu’au plus haut som­met de l’État, qui règne et se déve­loppe en Amé­rique. Pro­fes­seur agrégé d’histoire, elle enseigne depuis 2003 à la faculté des Lettres de Sor­bonne Uni­ver­sité la « géo­po­li­tique du monde contem­po­rain » ; lau­réate d’une bourse Full­bright, elle a consa­cré sa thèse aux rela­tions franco-américaines.
La pré­face (de Fran­çoise Thom) pose le cadre his­to­rique de la réflexion et sou­lève déjà tous les pro­blèmes, fai­sant même remon­ter les menaces à 2007, avec le véhé­ment dis­cours de V. Pou­tine contre les Amé­ri­cains, suivi d’une foule de signaux plus ou moins faibles d’anti-américanisme pri­maire, sans réac­tion cepen­dant de l’Occident. Il faut dire qu’après la chute du Mur et l’effondrement de l’URSS, l’Amérique ne voit plus la Rus­sie comme un dan­ger ; B. Clin­ton fera même de l’aide à la Rus­sie une prio­rité afin de l’aider à empê­cher le retour des com­mu­nistes. Et en 2012 encore, B. Obama, alors en cam­pagne, déclare à son rival Mitt Rom­ney qui voit en la Rus­sie « l’ennemi géo­po­li­tique numéro 1 » qu’ « il y a vingt ans que la guerre froide est ter­mi­née ». Fr. Thom pose les don­nées du ques­tion­ne­ment : il y a à Washing­ton une « incom­pré­hen­sion constante » de la Rus­sie, notam­ment parce qu’elle ne par­tage pas les illu­sions des démo­cra­ties occi­den­tales, plus anciennes, qui s’imaginent ne pas avoir d’ennemis. Ainsi, les Amé­ri­cains se trompent, en pen­sant que  leur posi­tion actuelle face à la Rus­sie est meilleure qu’elle ne l’était face à l’URSS : la Rus­sie réus­sit jus­te­ment là où l’URSS avait échoué, à savoir déta­cher un à un les alliés du monde occi­den­tal, et impo­ser peu à peu sa vision dar­wi­nienne de la politique.

Dans l’introduction, L. Saint-Gilles donne le cadre de l’évolution de la situa­tion depuis le milieu du deuxième man­dat de B. Obama (2012), et pré­cise les ter­ri­toires et les zones d’influence de la Rus­sie, notam­ment sur les dif­fé­rents fronts qui pour­raient affec­ter la sécu­rité et la sta­bi­lité euro­péenne (Pologne, Bal­kans, pays nor­diques, entre autres).
Le pre­mier cha­pitre « la guerre froide, en moins drôle » tire son titre d’un article du « New York Times » de 2015, qui offi­cia­lise le retour de la guerre froide sur un mode humo­ris­tique, en tour­nant en déri­sion le déploie­ment de forces amé­ri­caines de l’OTAN dans les Bal­kans, les pays baltes et en Pologne. Elle revient ensuite sur l’histoire, par­fois folk­lo­rique (James Bond, Khroucht­chev et sa chaus­sure) de la guerre froide.

Dans la deuxième sec­tion, l’auteure essaie de déter­mi­ner « qui a tiré le pre­mier » : c’est l’analyse des causes qui ont mené à cet état de fait ; elle en déter­mine plu­sieurs : l’élargissement de l’OTAN, le « reset » diplo­ma­tique lancé par B. Obama et ses six années d’existence, la doc­trine Obama en Syrie et en Ukraine, le « Ken­nan Mani­festo » de McFaul, en écho à l’article de G. Ken­nan publié soixante-dix ans plus tôt et invi­tant les États-Unis à chan­ger de poli­tique vis-à-vis de l’URSS, et qui, comme le pré­cé­dent, a inflé­chi la poli­tique amé­ri­caine vis-à-vis de la Rus­sie.
Dans le cha­pitre III, « les sources de la conduite russe », l’auteure montre com­ment V. Pou­tine s’attache à rendre à la Rus­sie sa sou­ve­rai­neté, à tra­vers diverses approches : « géo­po­li­tique de l’échiquier eur­asia­tique », « néo-réalisme », « le des­sein de V. Pou­tine », « la nou­velle idéo­lo­gie de la guerre froide », « la glo­ba­li­sa­tion du poutinisme ».

Le cha­pitre IV se demande « com­ment régler la ques­tion russe ? », c’est-à-dire com­ment conte­nir la Rus­sie sans ris­quer une nou­velle guerre froide. Plu­sieurs doc­trines s’opposent : le nou­veau « contain­ment » prôné par McFaul, une « ver­sion moder­ni­sée de la stra­té­gie du contaiment de la guerre froide » lan­cée sous Obama, ou la conduite vers un « nou­veau Yalta » ; mais les néo-conservateurs pré­fèrent résis­ter au retour des « sphères d’influence » inter­na­tio­nales, qui don­ne­raient à la Rus­sie un plus grand pou­voir sur l’Europe ; enfin, il s’agit aussi plus glo­ba­le­ment de déter­mi­ner com­ment « contrer Pou­tine ».
Le der­nier cha­pitre aborde « la rus­si­fi­ca­tion de l’Amérique » et ana­lyse com­ment, à par­tir de la cam­pagne de 2016, la Rus­sie fait irrup­tion dans le champ poli­tique amé­ri­cain. C’est d’abord D. Trump et ses fou­cades qui contri­buent à cette entrée ; mais il n’est pas aussi ver­sa­tile qu’il y paraît, et défend grosso modo les mêmes posi­tions depuis une tren­taine d’années, ce qui lui a valu d’être taxé de conduire une poli­tique étran­gère du XIXe s. dans un article célèbre paru dans Poli­tico. De fait, la vision du monde de D. Trump semble col­ler par­fai­te­ment au « grand des­sein » du Pré­sident Pou­tine, ce qui amené les jour­na­listes à s’interroger sur une telle poro­sité : on sait depuis ce qu’il en est advenu. Mais c’est sur­tout qu’aux yeux des hommes du Krem­lin, D. Trump pré­sente deux facettes inté­res­santes : l’affairisme et la vanité.

La conclu­sion s’ouvre sur une attaque en Syrie en 2018, qui induit des prises de posi­tion fermes : D. Trump pro­clame que la situa­tion n’a jamais été pire entre la Rus­sie et son pays qu’à ce moment, et V. Pou­tine pré­dit le « chaos » en cas de frappes occi­den­tales. Pour les Russes cepen­dant, ce concept de « nou­velle guerre froide » ne fait pas sens, puisqu’ils n’ont pas été vain­cus (mili­tai­re­ment) par les Amé­ri­cains, qui ne peuvent ainsi reven­di­quer une quel­conque vic­toire ; de fait, la « guerre froide » n’aurait jamais cessé, et on en vivrait actuel­le­ment seule­ment une sorte de seconde manche, après la chute du bloc com­mu­niste. La puis­sance d’un pays se mesu­rant à sa manière d’agencer l’ordre mon­dial à son avan­tage, l’émergence de la Chine comme par­te­naire des deux pays reste aussi un fac­teur de conjec­ture de taille.

L’ouvrage se clôt sur une biblio­gra­phie dont les divi­sions per­mettent un usage intel­li­gent de l’ouvrage : « rap­ports de think tanks », « articles de poli­tistes », « publi­ca­tions offi­cielles », « mémoires », « sur les rela­tions inter­na­tio­nales », « sur la poli­tique étran­gère des États-Unis », « sur la poli­tique étran­gère de la Rus­sie » ; il se com­plète d’une page de remer­cie­ments et d’une table des matières.
Un index ren­drait tout de même un cer­tain ser­vice à la consul­ta­tion de cet ouvrage, qui apporte un éclai­rage inté­res­sant et fort ins­truc­tif sur une ques­tion que l’on per­çoit mal depuis l’Occident, et en par­ti­cu­lier depuis la France, les per­son­nages de D. Trump et de V. Pou­tine étant sys­té­ma­ti­que­ment déni­grés ou cari­ca­tu­rés, ce qui empêche de prendre conscience des enjeux géo­po­li­tiques véri­tables qui sont ceux de leurs deux pays, et de leur rap­port au monde actuel.

Lau­rence Saint-Gilles, Les États-Unis et la nou­velle guerre froide, « Sor­bonne Essais », Paris, Sor­bonne Uni­ver­sité Presses, 2019, 240 p. — 8,90 €.

 

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