Martin Scorsese, Shutter island

L’enfer, c’est l’il perdu dans la mer

L’histoire

En 1954, le mar­shall Teddy Daniels et son coéqui­pier Chuck Aule sont envoyés enquê­ter sur l’île de Shut­ter Island, dans un hôpi­tal psy­chia­trique où sont inter­nés de dan­ge­reux cri­mi­nels. L’une des patientes, Rachel Solando, a inex­pli­ca­ble­ment dis­paru. Com­ment la meur­trière a-t-elle pu sor­tir d’une cel­lule fer­mée de l’extérieur ? Le seul indice retrouvé dans la pièce est une feuille de papier sur laquelle on peut lire une suite de chiffres et de lettres sans signi­fi­ca­tion appa­rente. Oeuvre cohé­rente d’une malade, ou cryptogramme ?

L’appel de la mer
Au fil des séquences, on découvre en fait assez vite que la véri­table inco­hé­rence est ailleurs, plus proche de nous. Pour être exact, dans la tête du per­son­nage prin­ci­pal aussi har­celé par la tem­pête qui se déchaîne sou­dain sur l’île que par les images d’un double trau­ma­tisme anté­rieur : la mort de sa femme dans un incen­die et les images de guerre de libé­ra­tion du camp de Dachau vécue par Daniels quand il était G.I.
C’est sur­tout à par­tir de cette imbri­ca­tion psy­cho­lo­gique que Scor­sese, ins­piré par le roman ori­gi­naire de Den­nis Lehane, com­mence de tis­ser sa toile entre­mê­lant avec savoir-faire folie, vérité et rédemp­tion. Car, à n’en pas dou­ter, Shut­ter island, plus qu’une énième oeuvre sur la théo­rie du com­plot, est un film sur le secret, le temps de latence. Entre réten­tion et défor­ma­tion conti­nue, Teddy Daniels n’est en effet pas aussi clair que l’on pour­rait croire et il aura bien besoin, mal­gré son mal de mer (sic) qui ouvre le film, de toute l’eau qui l’entoure pour puri­fier son âme des hor­reurs que sa mémoire-rétine a enre­gis­trées. Débute un redou­table échange alors, sous les yeux du spec­ta­teur pris au piège de la pseudo-objectivité de la caméra, entre l’oeil malade de Daniels et l’oeil scru­ta­teur du cinéaste (shut­ter désigne au sens propre l’obturateur, ce qui per­met la pro­jec­tion des images)
C’est sur la sinistre île-forteresse de Shut­ter Island, ce centre de déten­tion psy­chia­trique isolé au large de Bos­ton où les déments ne cessent de « se faire des films », que la grande révé­la­tion aura lieu, sou­li­gnée par la musique grave de Gus­tav Mahler…

Shut­ter island : un fort clos ou un for­clos ?
On intui­tionne sans peine que Daniels, plus que coupé du monde par un dis­po­si­tif topo­lo­gique, est séparé de lui-même, schizé par l’afflux des repré­sen­ta­tions men­tales sus­nom­mées qui l’empêchent de “voir” le réel. Si cha­cun de nous appa­raît comme pri­son­nier de lui-même et de son incons­cient, l’obturateur peut aussi bien se don­ner (et se vivre) comme obs­truc­tion. Regard devenu écran, au grand dam de la vérité-image, elle-même dédou­blée dans la tra­di­tion grecque entre idole et icone. L’objectif — sans jeu de mot — du film consiste bien à nous per­mettre d’analyser le sens que donne Daniels aux évè­ne­ments qui se déroulent face à lui sur l’île. Fan­tasme ou réa­lité ? Délire ou ratio­na­lité ? Shut­ter island est-elle une pri­son close sur d’innombrables secrets ou autre chose ? pour­quoi l’administration locale ne coopère-t-elle pas ? le mar­shall Daniels est-il ou non vic­time d’une ter­rible conspi­ra­tion ?
Scor­sese illusre ainsi de façon magis­trale le terme psy­cha­na­ly­tique de « for­clu­sion » éla­boré par Jacques Lacan pour tra­duire ver­wer­fen, ver­wer­fung employés par Sig­mund Freud à pro­pos de « L’homme aux loups » (in Cinq psy­cha­na­lyses) afin de dési­gner com­ment ce qui est du dedans revient du dehors. Lacan qui tra­duit d’abord le mot alle­mand par « rejet » (le verbe ver­wer­fen signi­fiant avor­ter pour les ani­maux) choi­sit après quelques tâton­ne­ments « for­clu­sion » qui ren­voie à clore dehors du latin forforis : ce qui est mis de côté, à part ; et clore : fer­mer. Mais où donc est le dehors ici ? Et Daniels est-il jamais au-dedans de qui/quoi que ce soit ?

Répondre à ces ques­tions sup­pose d’abord de reve­nir sur le sta­tut accordé au cinéma dans les années 20 par les théo­ri­ciens de l’inconscient — l’on songe ici à la légen­daire oppo­si­tion entre Freud (pour qui l’image était inca­pable de dire le désir qu’elle repré­sente) et Abra­ham sou­te­nant au contraire qu’une telle trans­po­si­tion était pos­sible (l’écran ciné­ma­to­gra­phique pou­vant alors en quelque sorte « ojec­ti­ver » le rêve ). Or s’il est un « incons­cient visuel du cinéma » (les termes sont emprun­tés à Wal­ter Ben­ja­min dans dans L’œuvre d’art au temps de sa repro­duc­ti­bi­lité méca­nique (1936), qui tente de sor­tir de l’alternative pré­ci­tée en fai­sant du cinéma un dis­po­sitf ayant sa loi propre), la ques­tion importe de déter­mi­ner si cet incons­cient est dépen­dant ou non de l’inconscient de type freu­dien — puisque en découle le sta­tut de vérité/libération attri­bué dès lors à l’image ciné­ma­to­gra­phique.
Sur ce point, il faut s’arrêter chez Scor­sese sur le plan où le Dr Naeh­ring, méde­cin psy­chiatre alle­mand de l’île, explique à Daniels que dans la langue ger­ma­nique il existe une parenté séman­tique entre le trau­ma­tisme (« Trauma ») et le rêve (« Traum »), indui­sant a priori que le cinéma ser­vi­rait à repré­sen­ter le rêve trau­ma­tique en tant qu’indice du trau­ma­tisme réel ayant per­turbé la psy­ché du patient ou de l’analysé.

Le devoir de mémoire : une folie
Autant dire que nous sommes tous des névro­sés (trau­ma­tiques, ce qui n’est pas nou­veau sous le soleil depuis Freud) et que, tout au plus, le réel ne vaut que comme la réa­li­sa­tion d’un rêve trau­ma­tique… auquel cas le cinéma qui expose les repré­sen­ta­tions psy­cho­pa­tho­lo­giques de ses héros est on ne peut plus sinon vérace du moins “réa­liste”. Pré­ci­sé­ment, c’est là où le bât blesse dans Shut­ter island, ce qui contri­bue selon nous à rendre flot­tant ce qui eût pu être un thril­ler hale­tant : en effet, si l’on com­prend bien que le réa­li­sa­teur cherche à nous expli­quer ce qui a pu moti­ver la dérive men­tale du mar­shall à par­tir de la mort de sa femme et des corps des dépor­tés exé­cu­tés en masse, femmes et enfants sur­tout, qu’il a obser­vés en tant que sol­dat, pour­quoi donc y aurait-il au juste un lien (incons­cient certes) entre le passé de Daniels qui s’expose à l’écran à coups de flash-back enva­his­sant et la psy­cho­pa­tho­lo­gie du personnage ?

La fin du film révèle que dans la réa­lité, la femme de Daniels a tué leurs trois enfants — on ne saura pas à vrai dire pour­quoi — et qu’il l’a exé­cu­tée ensuite. Et qu’il ne s’est jamais depuis remis de ce choc. Daniels est donc de plein fouet atteint d’un syn­drome dit “stress post-traumatique” qui a viré en psy­chose. Or le film de Scor­sese montre à l’évidence que les névroses et les psy­choses sont effec­ti­ve­ment des “pro­tec­tions”. Faut-il en déduire par­tant que, mar­qué par la libé­ra­tion de Dachau (qui, au pas­sage, n’a rien à voir avec Ausch­witz : que vient donc faire dans cette galère trau­ma­tique l’image de la devise Arbeit macht frei ???), Daniels a eu le désir incons­cient de tuer les trois enfants issus de son mariage, et que c’est sa femme qui va accom­plir ce désir pour lui ? - rien ne jus­ti­fie dans le roman ou dans le film cette idée. Que face aux drames impos­sibles à assu­mer, à la culpa­bi­lité qui nous ronge, Dame folie peut se faire pro­tec­trice ? L’un des inté­rêts du film repose il est vrai sur la confron­ta­tion entre deux manières de “trai­ter” le sujet humain : la psy­chia­trie lourde, médi­ca­men­teuse et muti­la­toire et la psy­cha­na­lyse (mise en scène du délire pour confron­ter le sujet à ses résis­tances et lever le refoulé) ; bref entre la psy­chia­trie à l’américaine et la psy­cha­na­lyse où l’on sou­tient coûte que coûte la parole du sujet. En ce sens, Daniels n’a rien du Sur­hu­main défini par Nietzsche comme celui qui affronte luci­de­ment la vie, avec toute la souf­france qu’elle com­porte.
Or donc, si cer­taines souf­frances sont trop rudes à affron­ter sans illu­sion, le mar­shall Daniels ne quit­tera jamais, sain et sauf, Shut­ter island. Il est des bles­sures qui, comme les rêves on le sait, peuvent créer des monstres. Et le héros n’a pas (suf­fi­sam­ment) conscience ici de son degré de bles­sure morale pour l’affronter. Vaut-il mieux vivre comme un monstre ou mou­rir en homme bien ? demande-t-il in fine, dans un der­nier jeu du chat et de la sou­ris entre le réel et le fic­tif. La boucle n’est pas bou­clée, elle se répète, c’est bien pire. Quod erat demonstrandum.

L’enfer, c ’est l’il perdu dans la mer
Si c’est une façon pour Scor­sese de dire que le sou­ve­nir rend fou et que les cinéastes peuvent jouer à leur guise de l’« incons­cient freu­dien », le pro­cédé nous semble assez curieux. D’autant que Daniels laisse entendre que le phare de l’île doit être le lieu d’expérimentations sur les malades-cobayes à faire fré­mir …et dignes des camps de concen­tra­tion.
Une chose est sûre : en pas­sant de l’enquête poli­cière à l’effondrement inté­rieur d’un homme, en inter­ro­geant l’art ciné­ma­to­gra­phique dans son trai­te­ment de l’inconscient et donc du sta­tut de l’imaginaire, le film ali­mente les débats et sus­cite le ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phique. Daniels cherche moins à fuir déses­pé­ré­ment Shut­ter Island qu’il n’évite de se regar­der dans sa vérité. Et si la véri­table tra­gé­die était celle que cha­cun porte en soi tel un masque qui nous main­tient à flot plu­tôt que dans la conspi­ra­tion tou­jours pos­sible des autres contre nous ?
L’enfer, c’est l’il perdu dans la mer.

fre­de­ric grolleau

 

Shut­ter island
Réa­li­sa­teur : Mar­tin Scor­sese
Acteurs : Leo­nardo DiCa­prio, Mark Ruf­falo, Ben King­sley
Stu­dio : Para­mount
Date de sor­tie du DVD : 24 juin 2010
Durée : 137 minutes
Prix : 19,99 €

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