Ce film a manqué son Festival de Cannes en 68 — pour causes d’Evénements. Mais il réussit sa sortie en DVD… 40 ans plus tard !
Claude Ridder a raté son suicide. Il est choisi par un groupe de scientifiques européens comme cobaye pour une expérience : un voyage dans le temps le projette un an plus tôt, aux côtés de sa femme. Le voyage est censé durer une minute…
Dimanche 13 janvier 2008, scène d’une vie familiale : en train de fêter Noël en retard, une coquille d’huître à la main, je présentais à ma famille ce film dont je devais faire la chronique. Mon père a dit : “Mouais, le genre de film qui sortait à une époque, où on voit la femme en train de faire la vaisselle tout en discutant avec son mari…”
Derrière cette remarque caustique d’un homme qui “a fait Mai 68″ se cache pourtant la plus juste définition du film ; en effet ce dernier n’est rien d’autre que la recherche de ce qui tisse le lien entre deux êtres dans des situations quotidiennes, particulières et banales. Il y a là, effectivement, un mystère de la communication, mis en scène, monté et montré, tranche par tranche. L’essentiel est là. Toutes les pièces du puzzle défilent sur l’écran, en déchronologie. On les retrouve autour de soi ; que deviendrait-on si l’on devait revivre à l’identique ces moments, qui n’ont rien d’exceptionnel, et qui pourtant fondent la vie d’un homme ? On pense bien sûr à l’insoutenable légèreté de l’être ou à l’éternel retour de Nietzsche. Mais si, en plus, ces moments se soldaient par un drame ?
Le voyage dans le temps de Claude commence par une plongée dans la mer, masque, palmes et tuba à l’appui. Claude Rich sort de l’eau et Catrine, incarnée par la belle Olga Georges-Picot, allongée en train de bronzer, lui demande : “Tu as vu beaucoup de poissons ?” À quoi il répond : “Deux serpents de mer, quelques requins, des méduses géantes, à part ça, rien de très particulier.“
Voilà, il est comme ça, Claude (Rich ou Ridder, comme on voudra) : caustique, désabusé et drôle. Il a du style, avec ses palmes, pour entrer dans l’eau ; Alain Resnais est aussi impitoyable qu’un scientifique devant des hommes pitoyables et ridicules. Il laisse ainsi le personnage entrer en compagnie d’une souris blanche dans une machine à remonter le temps, sorte de matrice en forme de citrouille géante dessinée par Jean-Claude Forest. À ce compromis kitsch avec l’époque répond le trait d’esprit hors du temps de Claude : “On peut rentrer ? Sans risque de se retrouver sous Ponce Pilate ?“
L’amour est déconstruit de manière quasi clinique, présenté comme une tension quotidienne à l’épreuve du temps. Ce n’est pas l’amour à la James Bond, qui consomme les femmes — il ne les garde jamais… - comme les montres et multiplie les sauvetages du monde. Mais plongez James Bond dans un quotidien, dans une vie faite de quelques congés payés par-ci par-là, de séances d’emballages pour commencer et d’un poste à la direction d’un service de réclamations pour finir, il en sortira un Claude Rich, aussi désenchanté et désabusé que Claude Ridder dans le film. L’agent 007 n’aurait pas tenu deux minutes, Claude Ridder, lui, tient 89 minutes sous la caméra d’Alain Resnais. On partage ainsi le bonheur intense ressenti par Claude Rich de devoir, comme il le dit dans un bel entretien en complément du DVD, incarner toutes les facettes de la vie d’un homme. Bonheur qui n’a d’égal que la tristesse de devoir, à la fin, le laisser partir.
Le temps, toujours lui, n’est pas le même entre celui du boulot et celui de l’extérieur. On fait la course ? Ridder ou Bond, c’est la classe partagée mais tandis que l’un se disperse et nous divertit l’autre barbotte, patauge, se dépatouille et nous touche au cœur. Face à Opération tonnerre, il y a Claude Ridder dans l’eau.
James Bond aime l’événement et les grands acteurs politiques, là le grand et fort est absent, chassé, méprisé. Reste la beauté fragile. Alain Resnais c’est un regard qui sonne juste, alors quand il est soutenu par la belle musique du compositeur Krzystof Penderecki, qui lui apporte une dimension supplémentaire, tragique et magique à la fois, cela donne un film étrange, unique et plein de tendresse.
Chassez l’exceptionnel et il reviendra au galop… Le film, prévu pour le festival de Cannes de 1968, n’a pu être montré à cette occasion, rattrapé par les événements mais je laisse à Claude Rich, dans l’entretien qui accompagne le film, raconter avec tout son humour et son style les péripéties de cette histoire qui finalement s’est bien terminée, mais quarante ans après.
Alors si ce film a été ignoré par l’histoire en mai 68, je conseille, moi, de le garder pour l’année 2008.
Je T’aime, je T’aime
Réalisation :
Alain Resnais à partir d’un scénario de Jacques Sternberg.
Avec
Claude Rich et Olga Georges-Picot.
Musique :
Krzysztof Penderecki
BONUS (sous la direction de N. T. Binh) :
– Entretien avec Claude Rich : souvenirs du tournage (15 minutes)
– Rencontre Resnais-Sternberg : analyse croisée du film et du scénario (19 minutes)
– Propos d’Alain Resnais : entretien avec Alain Resnais à propos du film (12 minutes)
Durée :
89 minutes
camille aranyossy
Alain Resnais, Je T’aime, Je T’aime (1968) — DVD zone 2 format PAL (accompagné d’un livret prestige de 32 pages) — éditions Montparnasse vidéo, janvier 2008 — 20,00 €.