Masse et contour de l’attente
image ci-dessus : Expectation, Richard Oelze, b. 1900 d. 1980, 1935–36, Oil on canvas. The Museum of Modern Art, New York Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY
J’évoque ici les questions de masse et de contour comme on pourrait le faire d’une architecture, d’un lieu architecturé. Le palais florentin ou l’église gothique ont ensemble la même définition pour qualifier la forme architecturale et ce qu’elle abrite. Il y a donc pour chaque lieu soumis aux lois de l’architecture, à la fois un bord et un contenu.
J’avance l’idée que l’attente ressort de la même définition, celle d’un lieu soumis aux lois de représentation et à celles de la signification, du signifié et d’objet signifiant. Car elle procède de la même manière. L’attente se constitue comme attente – ne disons-nous pas une salle d’attente – comme un moment vide qui ne doit sa nature vacante qu’à ce qu’elle offre en elle de la fin d’elle-même, de poursuite de la fin de la vacuité, de la transformation d’un être en état d’attente à celui de quelqu’un qui n’attend plus (attente qui n’existe que pour disparaître).
L’attente est un programme qui ne se fonde qu’en ce qu’elle détruit, ne se transforme que pour s’abolir. On attend pour ne plus attendre. On attend en espérant ne plus attendre. Et de là une petite lutte entre soi et le temps. Je considère pour ma part, que ce temps passé à attendre peut être compris comme conglomérat, ce qui engendre le début et la fin du temps attendu, son aspect, sa forme.
Et comme j’évoque parfois Roland Barthes, il y a dans Fragments d’un discours amoureux, une belle page sur l’amoureux qui attend. Ce temps n’est pas vide selon lui : son amoncellement est agité par l’angoisse, la résignation, la colère ou la peur. La masse de l’attente en ce cas, s’organise comme aspects transitoires de l’amour de l’amoureux, qui engendrent un espace brûlant, un lieu de flammes psychologiques qui prend l’aspect d’un amoureux qui espère.
Pour éviter d’avoir recours à la tautologie, je précise que l’attente s’associe également à la patience. La patience est le sentiment qui oblige à s’apaiser, qui condense la totalité de l’attente entre ce doit être et ce qui est, faisant ainsi bordures très nettes à ces délais. L’avant et l’après se referment sur un pendant, compris comme persévérance, permettant de supporter cet espace vide de l’être en une sorte de probation.
Lutte ici contre la brûlure du temps, en contenant par exemple sa nervosité au sujet du délai, des délais – avant, après, pendant. On guette l’autobus, on s’impatiente au guichet de la poste. Cette longanimité reste contingente. Les minutes devenant une succession, un poids, et les contingences, le modelé de cette pause involontaire.
La grande attente, elle, celle qui en définitive couvre l’existence entière, n’est logiquement que celle de la mort. Que l’on craigne pour sa vie, que l’on panique devant les échéances que la mort nous impose, tout nous jette dans un au-delà solitaire ou purement inerte, mais qui met fin à notre expectative. De là, la belle, profonde et inquiétante attente de Vladimir et d’Estragon, qui nous indique poétiquement que notre façon d’user le temps est d’un caractère absurde, et que cette absurdité conceptuelle qui nous concerne comme être humain, n’a que des qualités existentielles et n’enseigne rien sur la mort elle-même.
Attendre ne sert à rien pour notre mourir, car on sait forcément que l’on va mourir. Vie et trépas sont les figures données à cette inquiétude comprise comme la somme de notre existence, le contenu absolu de tout destin.
De cette façon, on lutte âprement contre la mort, combat, pure densité en nous, des signes de la vie. Les bordures deviennent les justifications qui étirent la durée. L’attente existentielle d’un Godot hypothétique n’est autre que ce qui fait nuit en nous, nuit en son crépuscule toujours borné, génération dans la génération et sa valeur de transition, abandonnée seulement quand cette terrible attente prendra fin.
Didier Ayres