Relire Tristan Felix (L’Observatoire des extrémités du vivant) à l’heure du Corona Virus

Du vivant innommable

Il faut savoir écou­ter le “chant” visuel et poé­tique de Tris­tan Felix. His­toire de nous sor­tir de notre impuis­sance.
Au besoin, si nous l’avions su — mais à l’impossible nul n’est tenu — il y a long­temps que nous aurions dû implo­rer son aide et par anti­ci­pa­tion pro­mettre des ex-voto à la sainte “Tsexto”.

Non qu’en lec­teur lambda nous vou­lions nous assu­rer de son éter­nelle recon­nais­sance mais afin qu’elle nous rap­pelle notre sta­tut de cra­pauds velus.
Artiste et poète, Tris­tan Felix crée un uni­vers dont la méca­nique pla­quée sur du vivace déconne passablement.

D’où l’intérêt de l’oeuvre. L’esthéticienne (du style) à la fan­tai­sie en vrille écharde le lard non de nos poils mais de non fris­sons de fausse pudeur.
Plus ques­tion de ser­rer les fesses car l’intelligence nous prend par sur­prise. Car celle que Murielle Com­père Demarcy nomme la “Belle-Fée-Gore” ne fait pas dans le faux-semblant, même en nous per­met­tant cou­lis­ser dans un théâtre d’ombres qui devient le centre de L’Observatoire des extré­mi­tés du vivant.

Le titre est suf­fi­sam­ment ambigu pour lais­ser pen­ser que l’oeuvre serait celle d’une de ces vierges véné­neuses (type Marie Made­leine de Com­mercy) qui ont com­mis le crime de sacri­fier leur che­ve­lure du bas afin de rache­ter les péchés de tous ceux qui, fré­né­tiques en son nom, se mas­turbent.
Mais, de fait, exit le voyeu­risme. Ce qui se passe ici est d’une autre nature. Et ce babil est para­doxa­le­ment clas­sieux. Mais tout autant dangereux.

Certes, nous sommes dans une sorte de cirque où jadis Lola Rouk s’exhibait. Mais dans ce fou­toir aussi per­enne que pro­vi­soire tout appar­tient à la farce, au gro­tesque, aux bêtes de foire. Il est vrai que l’auteur est une enfant de la balle.
Acro­bate et pres­ti­di­gi­ta­trice de mots et des mor­tels les plus dégin­gan­dés et extro­piés, elle s’accroche ici en trois temps (Fétus, Livrée des morts, Féli­dées noires) au monde des “Freaks” de diverses natures.

Si bien qu’à cette lec­ture le lec­teur comme la lec­trice peut s’écrier par­fois (en bon caté­chu­mène amène) : “Sainte Mère, Tris­tan Felix ne serait-elle pas qu’une bête ?“
Et ce, même si elle semble bonne fille dans l’ensemble. Il se peut même que — souf­frante, muette — elle modèle cette chose à cornes et jambes grêles qu’on nomme boucs reçus en fidèles pour leur fri­tule à forme de loup.

Mais c’est oublier que tout créa­tion passe par ce qui reste innom­mable. Et quoi ne l’est plus que les ratages du vivant ? Dès lors — et pour que tout soit clair — “Fétus” est dédié à Tod Brow­ning, Tadeusz Kan­tor, Pipo del Bono, Goya qui ne sont pas des hommes de paille.
Et afin d’illustrer que l’identité est par­fois une pure perte de soi, sont ras­sem­blées des images recueillies au musée de l’École Natio­nale Vété­ri­naire de Maisons-Alfort et au musée d’anatomie patho­lo­gique Dupuy­tren à Paris. Et l’auteure de pré­ci­ser com­bien de tels corps “pour­raient bien être les repen­tirs uté­rins de nos pein­tures vivantes, ou peut-être est-ce le contraire”.

Dès lors, com­mence une repré­sen­ta­tion inédite de ce qui — et à l’aune du Corona virus — nous pend au nez : la mons­tra­tion du monstre de qui nous aurions pu sor­tir et qui nous rap­pelle à des normes ou des erreurs anti­ci­pa­trices de notre extinc­tion.
Les exemples de “creuxa­tions”, les larmes de nos rires, les avor­te­ments conser­vés dans le for­mol que l’artiste pro­pose ramènent à notre indé­ter­mi­na­tion au moment où la pan­dé­mie elle-même rabat le caquet à tous les trans­hu­ma­nismes de science sans conscience, rui­neurs d’âmes qui nous “obligent”.

La pho­to­graphe poète met face à des miroirs insup­por­tables. Nous vou­drions les croire défor­mant tant ils nous insup­portent. Mais ils épousent nos extré­mi­tés là où l’hypothèse plus que jamais hypo­thé­tique du vivant est pous­sée à fond les fla­cons. Et Tris­tan Félix de nous le rap­pe­ler — si nous avons encore des peaux de sau­cis­sons devant les mirettes.
« Parce que la vie grouille de mort qui grouille de vie, le monstre est la condi­tion même de la vie, son hasard et sa néces­sité. » écrit-elle dans “Livrée des morts”, avant de nous perdre dans l’univers chère à Dante et à Blake, là où les dam­nés de la terre che­minent avec ce qui le reste de conscience dans un bes­tiaire griffu.

C’est comme si des anges noirs nous tiraient par les pieds, creu­saient notre tombe dans la terre pure afin de nous y plan­ter. Tout un peuple aussi inté­rieur qu’extérieur nous che­vauche, agace nos che­villes là où la fusion dans le réel donne des rendez-vous et où nous deve­nons com­pa­rable à Marina Stve­taïeva qui mou­rut deux fois le même jour. A l’aube et au cré­pus­cule.
Reste dans ce miroir que nous tend Tris­tan Félix ce qui fait par­tie de nous : une des­ti­née secrète, chif­frée (nul ne sait com­ment ni par qui), far­cesque et tragique.

Jaillit néan­moins d’un miroir usé “la conju­ra­tion féline (qui) pro­vo­qua sa propre ani­ma­tion sous de sin­gu­lières espèces : un ours, un joueur de luth, une lune, un doute, un bai­ser connurent le jour…”. Bref,en fin de course Tris­tan Felix sauve l’humaine engeance.
Et comme elle l’écrit : “il est joyeux que vivent ce que tant prennent pour du crevé — tant on aime à dire ce qui conforte”.

La pun­kette trash per­met d’entrouvrir — lorsque son livre se lit en un tel moment de l’histoire de l’humanité — une porte sur notre bail à per­pé­tuité de plus en plus pro­vi­soire. Le lan­gage réin­venté et les visions offertes bon gré mal gré replacent entre rêve, cau­che­mar et sor­ti­lège.
Bref, la Gor­gone  assaille quand, de la fenêtre, se voit la nuit qui déba­roule des ardoises au moment où la vie remue et que “du haut qui penche” la fan­tas­ma­go­rie n’est plus un pur fan­tasme mais une affo­lante réalité.

Un seul espoir per­siste  : que la créa­trice soit de la race des Edwarda du futur. Et que nous fas­sions par­tie d’elle. Son livre troue l’éternité, montre un che­min, laisse per­cer une voix.
On vou­lut la reti­rer à la créa­trice : elle la la tire, l’emprunte aux images, hurle à mots décou­verts pour que nous puis­sions la rejoindre au moment où elle brouille les cartes qui donnent (par­fois) de l’atout.

jean-paul gavard-perret

Tris­tan Félix, Obser­va­toire des extré­mi­tés du vivant (trip­tyque), édi­tions Tinbad-Poésie, pré­face de Hubert Had­dad, 2020, 166 p. — 20,00 €.

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