Il faut savoir écouter le “chant” visuel et poétique de Tristan Felix. Histoire de nous sortir de notre impuissance.
Au besoin, si nous l’avions su — mais à l’impossible nul n’est tenu — il y a longtemps que nous aurions dû implorer son aide et par anticipation promettre des ex-voto à la sainte “Tsexto”.
Non qu’en lecteur lambda nous voulions nous assurer de son éternelle reconnaissance mais afin qu’elle nous rappelle notre statut de crapauds velus.
Artiste et poète, Tristan Felix crée un univers dont la mécanique plaquée sur du vivace déconne passablement.
D’où l’intérêt de l’oeuvre. L’esthéticienne (du style) à la fantaisie en vrille écharde le lard non de nos poils mais de non frissons de fausse pudeur.
Plus question de serrer les fesses car l’intelligence nous prend par surprise. Car celle que Murielle Compère Demarcy nomme la “Belle-Fée-Gore” ne fait pas dans le faux-semblant, même en nous permettant coulisser dans un théâtre d’ombres qui devient le centre de L’Observatoire des extrémités du vivant.
Le titre est suffisamment ambigu pour laisser penser que l’oeuvre serait celle d’une de ces vierges vénéneuses (type Marie Madeleine de Commercy) qui ont commis le crime de sacrifier leur chevelure du bas afin de racheter les péchés de tous ceux qui, frénétiques en son nom, se masturbent.
Mais, de fait, exit le voyeurisme. Ce qui se passe ici est d’une autre nature. Et ce babil est paradoxalement classieux. Mais tout autant dangereux.
Certes, nous sommes dans une sorte de cirque où jadis Lola Rouk s’exhibait. Mais dans ce foutoir aussi perenne que provisoire tout appartient à la farce, au grotesque, aux bêtes de foire. Il est vrai que l’auteur est une enfant de la balle.
Acrobate et prestidigitatrice de mots et des mortels les plus dégingandés et extropiés, elle s’accroche ici en trois temps (Fétus, Livrée des morts, Félidées noires) au monde des “Freaks” de diverses natures.
Si bien qu’à cette lecture le lecteur comme la lectrice peut s’écrier parfois (en bon catéchumène amène) : “Sainte Mère, Tristan Felix ne serait-elle pas qu’une bête ?“
Et ce, même si elle semble bonne fille dans l’ensemble. Il se peut même que — souffrante, muette — elle modèle cette chose à cornes et jambes grêles qu’on nomme boucs reçus en fidèles pour leur fritule à forme de loup.
Mais c’est oublier que tout création passe par ce qui reste innommable. Et quoi ne l’est plus que les ratages du vivant ? Dès lors — et pour que tout soit clair — “Fétus” est dédié à Tod Browning, Tadeusz Kantor, Pipo del Bono, Goya qui ne sont pas des hommes de paille.
Et afin d’illustrer que l’identité est parfois une pure perte de soi, sont rassemblées des images recueillies au musée de l’École Nationale Vétérinaire de Maisons-Alfort et au musée d’anatomie pathologique Dupuytren à Paris. Et l’auteure de préciser combien de tels corps “pourraient bien être les repentirs utérins de nos peintures vivantes, ou peut-être est-ce le contraire”.
Dès lors, commence une représentation inédite de ce qui — et à l’aune du Corona virus — nous pend au nez : la monstration du monstre de qui nous aurions pu sortir et qui nous rappelle à des normes ou des erreurs anticipatrices de notre extinction.
Les exemples de “creuxations”, les larmes de nos rires, les avortements conservés dans le formol que l’artiste propose ramènent à notre indétermination au moment où la pandémie elle-même rabat le caquet à tous les transhumanismes de science sans conscience, ruineurs d’âmes qui nous “obligent”.
La photographe poète met face à des miroirs insupportables. Nous voudrions les croire déformant tant ils nous insupportent. Mais ils épousent nos extrémités là où l’hypothèse plus que jamais hypothétique du vivant est poussée à fond les flacons. Et Tristan Félix de nous le rappeler — si nous avons encore des peaux de saucissons devant les mirettes.
« Parce que la vie grouille de mort qui grouille de vie, le monstre est la condition même de la vie, son hasard et sa nécessité. » écrit-elle dans “Livrée des morts”, avant de nous perdre dans l’univers chère à Dante et à Blake, là où les damnés de la terre cheminent avec ce qui le reste de conscience dans un bestiaire griffu.
C’est comme si des anges noirs nous tiraient par les pieds, creusaient notre tombe dans la terre pure afin de nous y planter. Tout un peuple aussi intérieur qu’extérieur nous chevauche, agace nos chevilles là où la fusion dans le réel donne des rendez-vous et où nous devenons comparable à Marina Stvetaïeva qui mourut deux fois le même jour. A l’aube et au crépuscule.
Reste dans ce miroir que nous tend Tristan Félix ce qui fait partie de nous : une destinée secrète, chiffrée (nul ne sait comment ni par qui), farcesque et tragique.
Jaillit néanmoins d’un miroir usé “la conjuration féline (qui) provoqua sa propre animation sous de singulières espèces : un ours, un joueur de luth, une lune, un doute, un baiser connurent le jour…”. Bref,en fin de course Tristan Felix sauve l’humaine engeance.
Et comme elle l’écrit : “il est joyeux que vivent ce que tant prennent pour du crevé — tant on aime à dire ce qui conforte”.
La punkette trash permet d’entrouvrir — lorsque son livre se lit en un tel moment de l’histoire de l’humanité — une porte sur notre bail à perpétuité de plus en plus provisoire. Le langage réinventé et les visions offertes bon gré mal gré replacent entre rêve, cauchemar et sortilège.
Bref, la Gorgone assaille quand, de la fenêtre, se voit la nuit qui débaroule des ardoises au moment où la vie remue et que “du haut qui penche” la fantasmagorie n’est plus un pur fantasme mais une affolante réalité.
Un seul espoir persiste : que la créatrice soit de la race des Edwarda du futur. Et que nous fassions partie d’elle. Son livre troue l’éternité, montre un chemin, laisse percer une voix.
On voulut la retirer à la créatrice : elle la la tire, l’emprunte aux images, hurle à mots découverts pour que nous puissions la rejoindre au moment où elle brouille les cartes qui donnent (parfois) de l’atout.
jean-paul gavard-perret
Tristan Félix, Observatoire des extrémités du vivant (triptyque), éditions Tinbad-Poésie, préface de Hubert Haddad, 2020, 166 p. — 20,00 €.