Relations à l’espace
Cette série de mystères à quoi s’adosse la notion d’espace, surtout dans sa relation imagée avec la personne humaine, ne trouvera ici qu’une lumière succincte, quelques idées, des descriptions.
( ci-dessus : Grünewald, retable d’Issenheim, détail)
Je rappelle qu’en ces jours où nous sommes privés de liberté de mouvement, à la suite de la crise sanitaire que traverse le monde, nous restons confinés ici dans une chambre, là dans un salon. Ainsi l’espace devient une réalité qui s’impose, comme abri, refuge, closerie, cellule, gîte, asile…
Ainsi, aussi, il y a quelque chose d’une peur millénariste qui se communique à nous — images d’apocalypse, peur de l’invisible, moments de crainte expressionnistes. Nous sommes priés de faire notre voyage dans le cadre d’une espèce de caponnière, de retraite, et au mieux, d’un ermitage. Et l’on s’aperçoit qu’en cette claustration, l’espace s’appuie sur le temps, sur le vecteur des heures d’enfermement. Car cette privation n’est pas un moment pris dans une trajectoire, mais une ligne de fuite.
Du reste, les modalités de perception ont tellement changé avec la Renaissance italienne qui a inventé la perspective et fait entrer dans nos réalités une vision du monde, quand dans les époques qui précédaient, voir ne nécessitait pas les mêmes mesures, les mêmes certitudes.
On ne jugeait que par le truchement de l’édification religieuse, où la résurrection, le jugement dernier et les rapports d’inféodation devaient pour sûr construire un espace de relations de force, de pouvoir, jamais dans les termes d’une perspective cavalière, mais à l’aide de tailles hiérarchiques et sociales. L’espace était symbolique, hiérarchisé, où êtres et choses se signifiaient par des degrés de hauteur.
Évidemment, ma chambre, même si elle se prête à la divagation, et en un sens la sollicite, reste l’endroit où j’écris. Cependant, par le passé, seul presque sans le savoir, une autre chambre dans une autre époque fut un lieu de violence. Chambre de malade, sans rien, avec des murs pleins de capitons, lieu voué à souffrir, lieu de mort, un lieu sans espace pourrai-je dire.
Par contre, cette pièce ici, mon bureau plus précisément, se renouvelle, se transforme, n’est pas statique. J’y suis comme un regardeur qui fixerait des punctums, prenant pour rédiger un texte, quelque effet de lumière, une couleur, des objets qui saillent soudain, reviennent, s’effacent et renaissent dans les travaux de mes manuscrits. C’est donc la plasticité de l’espace qui permet d’appréhender l’espace. Conçu de cette sorte, il ne correspond en rien au cubage de la pièce concernée comme l’est crûment la chambre d’hôpital.
Pour ce très bref exposé, je voudrais malgré tout évoquer l’espace artistique. L’espace du théâtre résume à lui seul beaucoup de questions esthétiques que pose l’aire de la scène, scène considérée comme montrant le décor en peinture, l’hypotypose littéraire, l’aménagement de l’orchestre, les lignes de fuite de la photographie ou la profondeur de champ du cinéma.
Quelle beauté presque brutale dans ces lieux qui n’existent pas. L’univers contenu dans une simple représentation. Là où se mire l’humanité, dans ce faux-semblant. Dans la représentation de sa propre énigme. Beauté qui cherche un absolu. Feu. Liaison avec l’inconscient. Exercice de notre intelligence.
Reste à dire en infra : l’espace sidéral, sorte d’abîme intellectuel pour tout visionnaire ; l’espace culturel qui existe entre les hommes, et cette science si pointue de la proxémique ; l’espace mental, lié par exemple aux topiques freudiennes ; l’espace des rues, de la ville, qui prend depuis le début de notre quarantaine, une dimension cruelle que je retrouve dans les œuvres de l’Allemagne du début du siècle, impressions fortes venant de l’imaginaire de Grünewald.
Donc un espace intérieur pris par de puissants angles, des triangles d’ombres qui se jetteraient sur l’escalier où descend notre monde, vers la fin ; oui, noir qui s’interpose, qui figure le noir du dedans de toute personne, nuit intérieure que la mystique explique et désigne.
didier ayres