Jacques Rivette, cinéaste de la catastrophe intérieure, de l’évanouissement mystérieux et traumatique de Soi à Soi.
Avec Secret Défense, Jacques Rivette nous livre un drame fascinant, onirique, qui nous plonge dans un univers invraisemblable au sens courant, mais plein d’une vérité trouble et profonde, inquiétante.
Sandrine Bonnaire — de Pialat à Chabrol — nous a habitués à des compositions de personnages intenses et inadaptés, en distance à l’égard de la vie, comme décrochés d’elle. Le rôle que lui a proposé Jacques Rivette dans Secret Défense est de cet ordre-là. Sylvie Rousseau — Sandrine Bonnaire -, travaillant tard dans un laboratoire, (cette scène-là est froide, évoque le danger et parodie les lieux communs du films d’horreur), reçoit la visite de son frère : leur père ne serait pas mort, sept ans plus tôt, par accident. Son meilleur ami, Walser, malgré ses déclarations, se trouvait sur les lieux peu auparavant, comme le prouverait une photographie ressurgie du passé. L’évidence va s’imposer lentement à elle — qui passera insensiblement par les étapes du trouble, de la peur et de la douleur. Pas forcément l’évidence de la culpabilité de Walser, mais d’abord de devoir agir à la place de son frère, devoir tuer, pour le sauver lui. S’engage alors une envoûtante traversée vers un passé que le présent tente de refouler.
La photographie, très lisse, signée William Lubtchansky, détache, décolle l’apparence des personnages de cette étrange remontée vers une catastrophe familiale taboue et traumatisante. Elle les détache pour mieux les enfoncer dans leur mystérieuse solitude, êtres enclos en leur surface quasiment infranchissable, indéchiffrable, et tant humaine en même temps. Ainsi ces êtres semblent évoluer comme des énigmes, pas vraiment maîtres de leur destin, et pas vraiment maîtres non plus des autres, qui leurs sont si proches pourtant. On l’aura compris, la psychologie traditionnelle ne règne pas : nous avons bien plutôt affaire à des personnages valeurs — surtout pour la protagoniste, pôles différents et articulés autour d’un drame familial commun qui marque et détermine leur volonté, leur forgeant un destin. Ce destin qui s’exprime par leurs sentiments — sobres, retenus, censurés (quel de ces termes est le plus adéquat pour les qualifier ?) — et par leurs actes, actes qui semblent les dépasser, en ce sens qu’ils les entraînent et s’accomplissent inexorablement à travers eux, êtres bien passifs finalement.
La solitude et le mystère des personnages et de l’histoire, la bande-son les souligne magnifiquement, présentant une pureté travaillée, composée qu’elle est par un fond sonore constitué de peu de voix au sein d’espaces publics, ou occupée de quelques bruits très purs, notamment les bruits des véhicules — symbolique roulement du train, cause matérielle de la mort du père — et les bruits de pas résonnant dans le vide. Ou bien plus souvent encore la bande-son est elle comblée de longs silences inquiétants qui esseulent les personnages d’une manière envoûtante. Tous ces procédés rendent presque irréelle, onirique l’atmosphère du film, et plus solennel et intérieur le drame. Fascinants et symboliques sont ces moments où, les personnages étant au téléphone, nous entendons en voix off leurs interlocuteurs — leurs proches le plus souvent, qui leurs sont pourtant si étrangers, leur voix paraissant ainsi si intime et si lointaine en même temps. Et la caméra même, par ses zooms avant, travellings centrés ou pivots, dans ses mouvements au plus proche des personnages, mouvements très lents, ouatés et vacillants, fragiles, proches de la caméra-épaule, semble fascinée par ces personnages proches et si lointains et l’atmosphère trouble du drame.
Drame familial, qu’une Sandrine Bonnaire traverse d’un jeu sobre, et presque d’outre-tombe, avec une distance étrange relative aux êtres qui lui devraient être proches : famille, amant… Ainsi, lorsque quelque chose, une mort en elle, qu’elle ne maîtrise pas, va sourdre maladroitement de son être, mort par erreur, par accident, c’est à l’extrême que l’on voit comment ces êtres sont finalement agis par un schéma logique et inexorable qui les dépossède d’eux même — lorsqu’elle vient de tuer, maladroitement, elle se cherchera dans un miroir — sans qu’ils puissent maîtriser ce qui leur advient. Alors, de cette irrémédiable horreur accomplie, peut s’éveiller une vraie sensibilité chez le personnage, colère ou amour.
L’héroïne est une femme opaque, arcane qui ne livre son secret que de manière retenue, progressive, fatale. D’enquête, Sylvie Rousseau n’en fait pas, lorsque son frère lui montre sa preuve, si ce n’est en questionnant le coupable présumé, investigation improbable ici. Sylvie Rousseau, laborantine, est un personnage fascinant qui évolue dans un espace abstrait et solitaire, que ce soit le monde blanc de son laboratoire, le grand espace de son appartement, les sorties quasi-désertes du métro. Et dès lors que la remontée aura commencé, par un retour vers la demeure familiale à la campagne — lieu commun de l’originel édénique et lointain -, qui fait évoquer le passé d’une soeur morte, d’une mort énigmatique pour le spectateur qui la rapproche étrangement de celle du père, et où une nouvelle mort aura lieu, celle d’une sœur aussi, le spectateur abandonnera la focalisation concentrée jusque là sur elle, pour suivre un instant l’énigmatique bellâtre, éventuel assassin du père, dans une scène où il se rend auprès de la mère de Sylvie, scène énigme et grosse de sous entendus.
Lorsque nous retrouvons la jeune femme, sa retenue se déchire, et la femme craque, comme la surface de son monde… Dans ce monde lisse, ce présent épais et impénétrable où le passé fait péniblement retour, monde sans anamnèse, ce sont les apparitions concomitantes sans raison d’indices faibles qui imposent une évidence toujours déjà-là souterrainement quant à la mort et au meurtrier, et en même temps intensément difficile à accepter. Cela car un monde secret de la famille — sphère traumatique fondamentale — était voilé, qui se soulève alors.
Secret Défense : le titre s’éclaire lentement, et le choix est judicieux pour son décalage suggestif. Jacques Rivette apparaît ici comme un cinéaste de la catastrophe intérieure, de l’évanouissement mystérieux et traumatique de Soi à Soi. Secret Défense est certainement un film policier, mais seulement comme on peut dire de OEdipe Roi qu’elle serait une pièce policière. De fait, le film se déroule comme une tragédie, tragédie du savoir et de la catastrophe familiale. Le fond du secret importe, mais c’est son voile et son dévoilement qui est l’essentiel, et ce film nous tient en haleine tout du long. Lentement, inexorablement, le réalisateur nous plonge dans une épreuve saisissante, un drame né du conflit de l’hésitation et de l’évidence : de l’ambiguïté propre à l’Histoire familiale — Mort et Amour.
En matière de bonus, nous nous bornerons à déplorer que l’éditeur — Arte — n’ait pas jugé bon d’en adjoindre à cette édition et se soit contenté du strict minimum.
samuel vigier
Jacques Rivette, Secret défense
durée 169 min., DVD 9, format 1.85. / Distribution : Sandrine Bonnaire, Jerzy Radziwilowicz, Laure Marsac, Grégoire Colin, Françoise Fabian, Christine Vouilloz / Editeur : Arte vidéo.