Voilà donc la menace invisible, insaisissable, dont on parle, dont on ne cesse de parler, mais qui ne se laisse pas décrire, sinon par conjecture. Appréhender seulement. Nous ne connaissons qu’imprécisément les modes de contamination.
Le danger peut donc être partout : dans tous les pays, pour tout le monde. Nous sommes chacun réduit à une méfiance aussi nécessaire qu’elle paraît un peu vaine, tant son objet reste peu déterminé.
Se protéger : savon, gel hydroalcoolique, et quoi encore ? Pourquoi pas se pisser dessus ? C’est ce que j’ai appris au stage de survie, non ?
Plus sérieusement : la pandémie, en se répandant de façon inexorable, m’isole. Chacun chez soi. Reconduit à savoir où il habite. Disparition verbale des migrants, des sans domicile fixe.
Tous fragilisés, nous pouvons avoir l’impression de ne plus savoir où nous en sommes. Nous le savons bien, pourtant, d’où nous sommes : du pays de la réflexion, qui tantôt se réduit volontiers au quant-à-soi. Plus généralement, le retour sur soi-même n’est pas seulement une attention au périmètre de son corps.
Nous sommes commis à adopter une attitude personnelle face à cette maladie que nous avons une forte probabilité de contracter. Il m’est désormais devenu nécessaire d’en penser quelque chose.
Nous découvrons notre vulnérabilité. Nous nous croyons ordinairement durables parce que l’essentiel de nos activités procède de projections dans le temps. Fin de la semaine, fin du mois, fin de l’année, chacun connaît les échéances qui rythment son pouvoir. Nous nous y sommes si bien exercés que nous en avions oublié notre précarité, notre temporalité, notre mortalité.
Maintenant il peut être question de la présence au moment que je vis. Les mesures successives de restrictions de nos rencontres et de nos déplacements rétrécissent notre rayon d’action, pour le ramener à l’élémentaire : s’assurer des conditions premières de notre existence, notre alimentation et notre préservation.
On apprend qu’il n’y a plus grand-chose d’essentiel à notre survie : se voir, se parler, se cultiver, se regarder et ne rien se dire, ce bonheur des paroles inutiles, tout cela devenu superfétatoire. Nous prenons aussi une conscience aiguë de ce qui est notre commun.
La valeur du politique, dédié à ce qui nous rassemble, c’est-à-dire à ce qui nous conditionne, dont seuls quelques-uns d’entre nous avaient une perception fine, est aujourd’hui sans équivoque. Les mesures de prévention qui sont prises de façon légitime nous concernent tous, presque sans délai et sans même grande occasion de débat. Comme à la guerre, nous agissons en pleine expérience de notre aveuglement.
Bien sûr nous disposons du remède. Nous sommes tous unis, à distance. Reliés intimement, par la magie de l’Internet. Nous en savons assez pourtant de cette union factice qui nous déchire au lieu d’assurer notre communion. Toujours communiquer, tous niquer, enfin ce n’est pas bien sûr. Télétravail, cours en ligne, visioconférence, échanges connectés ; les multiples technologies qui s’offrent à nous permettent de véhiculer des informations, de suppléer là maintenant à ce qui nous manquait : la présence.
Nous connaissons les avantages de ces moyens virtuels, qui ne sont pourtant que des adjuvants à visée technique.
Il en va ainsi de notre humanité, qui se découvre et se révèle lorsqu’elle est menacée. Nous ne sommes véritablement ensemble qu’à la condition d’être effectivement séparés. On avait pris l’habitude de vivre si précieux de beaucoup, qu’il est maintenant salutaire d’être enfin de peu.
Sachons de loin être véritablement proches, nous qui nous agacions de notre proximité. Notre identité est désormais dans la fragilité, la précarité, la vulnérabilité.
Maintenant confinés, il s’agit à présent de retrouver notre bien dans ce qui nous rassemble : notre solitude, notre solidité, notre sollicitude.
Il en va de l’unité de notre communauté.
Christophe Giolito