Christophe Giolito, Juste ma vie par temps d’épidémie

Voilà donc la menace invi­sible, insai­sis­sable, dont on parle, dont on ne cesse de par­ler, mais qui ne se laisse pas décrire, sinon par conjec­ture. Appré­hen­der seule­ment. Nous ne connais­sons qu’imprécisément les modes de conta­mi­na­tion.
Le dan­ger peut donc être par­tout : dans tous les pays, pour tout le monde. Nous sommes cha­cun réduit à une méfiance aussi néces­saire qu’elle paraît un peu vaine, tant son objet reste peu déterminé.

Se pro­té­ger : savon, gel hydro­al­coo­lique, et quoi encore ? Pour­quoi pas se pis­ser des­sus ? C’est ce que j’ai appris au stage de sur­vie, non ?
Plus sérieu­se­ment : la pan­dé­mie, en se répan­dant de façon inexo­rable, m’isole. Cha­cun chez soi. Recon­duit à savoir où il habite. Dis­pa­ri­tion ver­bale des migrants, des sans domi­cile fixe.

Tous fra­gi­li­sés, nous pou­vons avoir l’impression de ne plus savoir où nous en sommes. Nous le savons bien, pour­tant, d’où nous sommes : du pays de la réflexion, qui tan­tôt se réduit volon­tiers au quant-à-soi. Plus géné­ra­le­ment, le retour sur soi-même n’est pas seule­ment une atten­tion au péri­mètre de son corps.
Nous sommes com­mis à adop­ter une atti­tude per­son­nelle face à cette mala­die que nous avons une forte pro­ba­bi­lité de contrac­ter. Il m’est désor­mais devenu néces­saire d’en pen­ser quelque chose.

Nous décou­vrons notre vul­né­ra­bi­lité. Nous nous croyons ordi­nai­re­ment durables parce que l’essentiel de nos acti­vi­tés pro­cède de pro­jec­tions dans le temps. Fin de la semaine, fin du mois, fin de l’année, cha­cun connaît les échéances qui rythment son pou­voir. Nous nous y sommes si bien exer­cés que nous en avions oublié notre pré­ca­rité, notre tem­po­ra­lité, notre mor­ta­lité.
Main­te­nant il peut être ques­tion de la pré­sence au moment que je vis. Les mesures suc­ces­sives de res­tric­tions de nos ren­contres et de nos dépla­ce­ments rétré­cissent notre rayon d’action, pour le rame­ner à l’élémentaire : s’assurer des condi­tions pre­mières de notre exis­tence, notre ali­men­ta­tion et notre préservation.

On apprend qu’il n’y a plus grand-chose d’essentiel à notre sur­vie : se voir, se par­ler, se culti­ver, se regar­der et ne rien se dire, ce bon­heur des paroles inutiles, tout cela devenu super­fé­ta­toire. Nous pre­nons aussi une conscience aiguë de ce qui est notre com­mun.
La valeur du poli­tique, dédié à ce qui nous ras­semble, c’est-à-dire à ce qui nous condi­tionne, dont seuls quelques-uns d’entre nous avaient une per­cep­tion fine, est aujourd’hui sans équi­voque. Les mesures de pré­ven­tion qui sont prises de façon légi­time nous concernent tous, presque sans délai et sans même grande occa­sion de débat. Comme à la guerre, nous agis­sons en pleine expé­rience de notre aveuglement.

Bien sûr nous dis­po­sons du remède. Nous sommes tous unis, à dis­tance. Reliés inti­me­ment, par la magie de l’Internet. Nous en savons assez pour­tant de cette union fac­tice qui nous déchire au lieu d’assurer notre com­mu­nion. Tou­jours com­mu­ni­quer, tous niquer, enfin ce n’est pas bien sûr. Télé­tra­vail, cours en ligne, visio­con­fé­rence, échanges connec­tés ; les mul­tiples tech­no­lo­gies qui s’offrent à nous per­mettent de véhi­cu­ler des infor­ma­tions, de sup­pléer là main­te­nant à ce qui nous man­quait : la pré­sence.
Nous connais­sons les avan­tages de ces moyens vir­tuels, qui ne sont pour­tant que des adju­vants à visée technique.

Il en va ainsi de notre huma­nité, qui se découvre et se révèle lorsqu’elle est mena­cée. Nous ne sommes véri­ta­ble­ment ensemble qu’à la condi­tion d’être effec­ti­ve­ment sépa­rés. On avait pris l’habitude de vivre si pré­cieux de beau­coup, qu’il est main­te­nant salu­taire d’être enfin de peu.
Sachons de loin être véri­ta­ble­ment proches, nous qui nous aga­cions de notre proxi­mité. Notre iden­tité est désor­mais dans la fra­gi­lité, la pré­ca­rité, la vulnérabilité.

Main­te­nant confi­nés, il s’agit à pré­sent de retrou­ver notre bien dans ce qui nous ras­semble : notre soli­tude, notre soli­dité, notre sol­li­ci­tude.
Il en va de l’unité de notre communauté.

Chris­tophe Giolito

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