Dans cet ouvrage d’exception, Jérôme Thélot met en évidence toute l’originalité de Jean-Jacques Gonzales. Il fut initié à la photographie près des plage d’Oran par un père amateur de boîtier. Il lui apprit la prise de vue et l’usage du Folding, un Voighander qu’il utilise toujours.
Avant de se tourner de plus en plus vers la photographie, il enseigna la philosophie et écrivit quelques livres majeurs. Entre autres deux approches importantes de Camus et de Mallarmé. Et peuvent se trouver chez ces deux maîtres les racines de la césure que Gonzales ouvre à l’angle d’images où s’écroulent les simulacres.
De Camus, il partage la terre, le déracinement, une certaine solarité noire : elle appartient à ceux nés pauvres et aussi de parents d’origine hispanique. Chez Mallarmé, il a trouvé le sens de l’espace et de la création du langage quelle que soit sa nature. Il lui permet d’approfondir ce que “photo-graphier” engendre comme griffure et trace à partir d’une impression sensible reçue d’un motif — mais qu’il convient de déplacer. Et ce, de diverses façons que le livre dévoile.
L’essai de Thélot y est accompagné de photographies où se comprennent tous les enjeux que l’essayiste précise. Le tout est suivi des extraits du journal photographique de l’auteur, La fiction d’un éblouissant rail continu (1998 — 2019).
Le créateur livre bien des clés, d’autant que celui qui sait se laisser “impressionner” sait trouver les mots pour le dire. Il révéler ses sentiers de sa création pour reprendre le titre d’une célèbre collection que L’Atelier Contemporain poursuit implicitement avec la même qualité d’édition et avec plus d’audace.
Pour preuve, cette note de 2019 : “Photographier des choses qui ne sont pas encore des objets. Comment faire apparaître dans (par) la photographie ce qui excède, déborde” et qui entaille l’image elle même. Et Gonzales de souligner dans ce pacte plastique un rapport de “chose à chose” dans un dispositif mental, abraseur de quintessence.
N’en doutons pas : si Beckett avait connu le Gonzales photographe, il l’aurait mis à coup sûr dans son panthéon. Car, à sa manière, l’Oranais d’origine reste un étonnant minimaliste par sa désubjectivation. Par sa capacité à faire le vide, il ne veut pas que la photographie soit emmerdée par des histoires de souvenirs ou de subjectivité.
Pour, lui l’image ne retient pas. Sinon l’absence et le vide. Et selon une esthétique particulière, à double postulation contradictoire : équilibre et décentrement. “L’objet” est rendu plus présent dans son rapport à la disparition ou par le fait qu’étant au bord de l’image il en déborde, appelant ainsi moins un hors-champ qu’un texte que le regardeur lui-même doit photo-graphier dans son affect par son imaginaire.
Certes, dans cette dialectique du vide et du plein (sans oublier l’effet d’écart), l’objet prend une valeur particulière et presque de symbole d’épanouissement et d’absence. La “censure” de la présence passe aussi par une absence majeure : celle de la photo en couleur chez ce méditerranéen et aussi l’absence — ou tout au moins une abstinence certaine — de la figuration humaine.
Tout joue entre affirmation du monde et une forme d’ “absentement” de l’être : ce qui donne à de telles images un sens poétique premier.
L’oeuvre est à ce titre la plus prégnante qui soit et un tel ouvrage étonnant. Seule ombre au tableau — et pour chipoter -, le titre du livre trop plat et studieux ne recèle pas les trésors cachés.
S’y comprend combien photographier n’est pas produire un acte passé mais une fracture. Elle suit la séparation par l’interstice d’une vision vulnérable et poreuse héritée de Noces comme du Coup de dés.
jean-paul gavard-perret
Jérôme Thélot, Le travail photographique de Jean-Jacques Gonzales, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2020, 200 p. — 30, 00 €.