Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso (exposition)

Bohèmes : la misère et la gloire

Si vous n’avez pas eu le temps d’aller voir la très belle et géné­reuse expo­si­tion « Bohèmes », il vous reste la solu­tion de vous y pré­ci­pi­ter d’ici le 14 jan­vier (si vous réus­sis­sez à trou­ver une place…), ou d’acheter le cata­logue, avec cet avan­tage non négli­geable pour ce der­nier qu’il vous offrira des sou­ve­nirs pérennes et tan­gibles !
« La misère et la gloire », signe double sous lequel sont pla­cés les Bohé­miens – comme le montre Syl­vain Amic –, de la misère sociale et poli­tique à la gloire lit­té­raire et artis­tique, de l’érémitisme for­cené à l’extermination mas­sive, de Vinci à « Mon Pote le Gitan », de Cal­lot au début du XXe siècle, laisse pré­sa­ger l’organisation en deux par­ties (même si ce ne sont pas là les deux seuls thèmes de l’exposition) : la pre­mière pré­sente des œuvres ins­pi­rées plus ou moins direc­te­ment de vrais bohé­miens, et se déroule sur une période de près de cinq siècles ; la seconde traite du bohé­mia­nisme, du mode de vie de cer­tains artistes « en haine du bour­geois », en France et en Europe, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Comme désor­mais à l’habitude pour les grandes expo­si­tions, la scé­no­gra­phie aura fait cou­ler de l’encre, la plus noire par­fois, jusqu’à sus­ci­ter les rires, ou les inter­ro­ga­tions, notam­ment quant à la pré­sence d’un poêle au pre­mier étage pour com­men­cer le tra­vail sur la bohème lit­té­raire ; mais si l’on veut bien reve­nir aux pre­mières pages de l’ouvrage de H. Mur­ger, Scènes de la vie de bohème, on verra que l’ameublement som­maire des artistes pâtis­sait des hivers rigou­reux, et que le mythe de Ber­nard Palissy renaît faci­le­ment de ses cendres, si l’on peut dire… Cette ins­tal­la­tion est aussi tris­te­ment méta­pho­rique, si l’on veut bien y réflé­chir. Dans un entre­tien, Robert Car­sen, le scé­no­graphe, s’explique sur cer­tains de ses choix. Mais il semble qu’il faille en prendre désor­mais son parti : toute grande expo­si­tion, et pas seule­ment au Grand Palais, est fon­dée sur une scé­no­gra­phie qui entre­tient des rap­ports dis­tants avec l’Histoire de l’art.

L’ ouvrage est divisé, après les poli­tesses d’usage, en deux par­ties : des essais sur la bohème, tout d’abord ; puis un cata­logue, repre­nant l’ordre de l’exposition, mais dont les textes sont revus, com­plé­tés, déve­lop­pés en fonc­tion du contenu. Il se com­plète de tables, d’un index et d’une biblio­gra­phie.
Les essais sont inté­res­sants. A com­men­cer par celui de Jean-Didier Wag­neur (« La vie de bohème. Une mytho­lo­gie du XIXe s. »), spé­cia­liste de la fin du XIXe siècle lit­té­raire et de la presse. Il montre com­ment, après la nais­sance du terme « vie de bohème » sous l’Ancien Régime, la locu­tion a évo­lué pour atteindre, sous le règne de Napo­léon III, un essor com­plet et deve­nir même le topos de la vie artis­tique et de la créa­tion. N’est alors pas artiste celui qui n’est pas bohème, le déve­lop­pe­ment de la presse, en même temps que le suc­cès de Mur­ger (même s’il n’y eut pas que lui) ayant lar­ge­ment contri­bué à la mythi­fi­ca­tion du bohème.
Ségo­lène Le Men (« Humeurs vaga­bondes ») tra­vaille sur l’invention du bohé­mia­nisme, à par­tir de Cour­bet puis Bau­de­laire, et sur le croi­se­ment (pour ne pas dire       « la ren­contre ») entre vie d’artiste et goût de la route, afin d’en étu­dier les reten­tis­se­ments jusque dans les der­niers mou­ve­ments lit­té­raires du XIXe siècle.
Franck Claus­trat s’attache, lui, à étu­dier « La bohème artis­tique en Europe », et ana­lyse ce phé­no­mène cultu­rel, social et poli­tique, qui a été d’une impor­tance fon­da­men­tale pour l’art occi­den­tal. Il montre qu’au-delà de Paris, le phé­no­mène s’est éman­cipé dès 1870, mais que cette éman­ci­pa­tion était déjà en germe dans les milieux cos­mo­po­lites des années 1850–1860, à Mont­martre, et jusque dans les enga­ge­ments des dif­fé­rents artistes en Europe, autour du conflit de 1914.
Nom­breux sont les autres essais de ce cata­logue : Hen­riette Asséo (« His­toire des bohé­miens et Tsi­ganes en Europe ») donne des repères sociaux et his­to­riques ; Mari­lyn R. Brown tra­vaille sur les figures des bohé­miens (« Vaga­bonds, chif­fon­niers, sal­tim­banques et autres mar­gi­naux ») ; Jean-Pierre Bar­toli & Csilla Pethö-Vernet s’intéressent aux « Bohèmes musi­cales », et l’on verra, au fil de l’exposition, que l’affiche est tirée d’une publi­cité pour « La Bohème » de Puc­cini. Si Guy Coge­val étu­die plus par­ti­cu­liè­re­ment la bohème chez Puc­cini (« Il tempo di Puc­cini »), Fré­dé­rique Des­buis­sons, elle, se penche sur un phé­no­mène essen­tiel : « Le café [comme] Scène de la vie de bohème » ; Jea­nine War­nod, enfin, s’intéresse à « La Bohème à Mont­martre ».
Notons, dans la par­tie cata­logue, l’intéressant tra­vail de Luce Abé­lès, dans une forme inha­bi­tuelle (pour l’exposition), sur « Paul Ver­laine, de la bohème au bohème».

Ce bel ouvrage pré­sente donc un double attrait : celui de per­mettre un nou­veau par­cours de l’exposition, une relec­ture selon la manière que l’on sou­haite, et l’arrêt – contem­pla­tif ou réflexif – sur telle ou telle œuvre. C’est à la fois un beau livre et un outil. C’est aussi une excel­lente idée si vous êtes en retard pour cer­tains cadeaux, ou si vous vou­lez faire souf­fler un esprit de rébel­lion pour l’année nouvelle.

yann-loic andre

Bohèmes, de Léo­nard de Vinci à Picasso, Cata­logue de l’exposition du Grand Palais, 26 sep­tembre 2012 – 14 jan­vier 2013, Paris, Réunion des Musées Natio­naux, 2012, 384 p. –45 ‚00 €.

Cor­ré­lats :
Henri Mur­ger, Scènes de la vie de bohème ; pré­sen­ta­tion, notes, annexes, chro­no­lo­gie et biblio­gra­phie par San­drine Ber­the­lot, GF Flam­ma­rion, 2012, 476 p.
Autour du Chat noir, ouvrage col­lec­tif, sous la direc­tion de Phil­lip Den­nis Cate, Skira/Flammarion, 2012, bro­ché, 192 p. — 25,5 €.
J.-D. Wag­neur, Les Bohèmes, 1840–1870, écri­vains, jour­na­listes, artistes, Seys­sel, Champ Val­lon, 2012, 1442 p. - 32,00 €.

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