Kiki Smith, Catching Shadows par E. Brown

Kiki Smith, Catching Shadows par E. Brown

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Kiki Smith : corps et corpus

Fille du sculpteur minimaliste Tony Smith et de la chanteuse lyrique Jane Lawrence, Kiki Smith (née à Nuremberg en 1954) vit et travaille à New York. L’artiste fut très marquée par les premiers ravages de l’épidémie du sida. Elle perdit alors beaucoup d’amis proches. Son oeuvre témoigne de l’importance du corps. Elle en fait son propos plastique. Elle s’attache à souligner la force et la dérision de l’organique humain. Elle montre déjà le mystère et la vulnérabilité de la chair. Dans une de ses oeuvres, cette dernière est « décomposée » : sa matière se voit remplacée par un conglomérat de chaînes rouillées.
Dans les années 1980, Kiki Smith ne cesse d’explorer des parties du corps : main, appareil digestif, bassin, foie avec des matériaux tels que le tissu, le papier, le verre et la céramique. Après une formation aux soins médicaux d’urgence, elle sculpte des corps humains en entier ou morcelés (« From Heart to hand » – 1989). De leur création en grandeur nature s’écoulent des fluides corporels. Mais le sperme du sexe de l’homme n’ensemence personne. Le lait maternel de la poitrine de la femme ne nourrit pas plus. Parfois même, le corps n’est prolongé que d’un immense étron. Bref, Kiki Smith fait du corps un « paysage » violent, exacerbé à forte incidence sacrificielle. Son travail expressionniste donne une émotion très vive – parfois à la limite du supportable – à la sculpture figurative. Tout se résume à un point central que l’artiste définit ainsi : « Le corps est notre dénominateur commun et la scène de notre désir et de notre souffrance. Je veux exprimer par lui qui nous sommes, comment nous vivons et nous mourons ».

Ce corps est le reflet des passions et des souffrances de l’existence, et donc la base d’une sculpture bien éloignée du travail abstractif de celle de son père. Au minimalisme de ce dernier fait place l’anatomie humaine et le monde naturel. Mais si les sculptures, photographies et gravures de Kiki Smith abordent les thèmes du corps, de l’autoportrait et de la nature, elles réinventent tout autant les mythes et les contes de fées à partir de perspectives féminines. Avec « Catching Shadows » Kiki Smith choisit la thématique de l’œil et celle du regard. Elle ouvre à la béance occulaire. Les deux orbites « disent » la prise du spectateur dans un regard qui devient le confident de ses opérations les plus secrètes soumises à des stéréotypes qui gardent la vie dure. A ce regard il manquait jusque là le poids de la mort : l’artiste lui accorde. Il ne peut plus se contenter de passer d’un reflet à l’autre. La mélancolie transcendante qui s’exprime semble de nature à traverser la vision du spectateur jusqu’à atteindre un arrière-oeil,un arrière-monde : peut-être celui du royaume des morts.
Dans « Catching Views » perdurent non seulement un dehors et un dedans mais leur interface par laquelle la créatrice devient le témoin engagé d’une intimité errante. Elle s’accroche à la matière juste pour mettre en face d’images enfouies qui restent les plus anciennes et les plus neuves. Elle rappelle ce qui unit et désunit le corps en refusant d’effacer ce que la vie sécrète et ce que la mort dissout.

Il faut donc accepter la confrontation avec la proximité outrageuse, presque insupportable par les crânes. Ils deviennent des boules bien rondes et énigmatiques. Ils sont là pour montrer à ceux qui restent combien sont forts leur chagrin et notre peine. Leurs masques sont des coups de poing. Mais ces masques : est-ce vraiment eux ? Est-ce vraiment nous ? Reste leur Passion qui ne peut dire son nom là où les êtres semblent demander encore pardon. Mais de quoi, sinon des cicatrices faites à la Terre ? Peut-être devrions-nous enfin compter les journées de joie sur les doigts de leur main morte. Ils la tendent au formidable cortège humain pour qui la mort reste là en bonne camarade.. Kiki Smith rappelle que nous sommes ses égarés provisoires. Notre foule est de plus en plus compacte.

jean-paul gavard-perret

Kiki Smith, Catching Shadows par E. Brown, Editions Lelong, 2012, 72 p. – 25,00 euros.

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