Je est un double ou la valse à mille temps
Un des plaisir de la littérature tient à ceux qui le dédoublent et ce, lorsqu’un auteur en invente un autre. Jean-Benoît Puech a créé Benjamin Jordane (1947–1994) dont le nom rappelle en clin d’oeil celui de Benjamin Fondane. Il a écrit et publié les œuvres et la biographie de sa créature créatrice. Il a réuni images et des documents dans un cahier d’hommage (Benjamin Jordane, Une vie littéraire, 2008) et même dirigé un colloque à son sujet et rédigé un catalogue d’une véritable exposition.
Elle eut véritablement lieu en 2014 à la galerie d’Orchampt, à Paris, puis à l’université de Bourgogne, à Dijon.
La mystification ouverte et avérée se complète ici par la publication et le commentaire d’une nouvelle inédite de Jordane, suivie d’une lettre dans laquelle l’auteur fantôme répond à une question au sujet de sa « vraie vocation » qui entraîne les pistes aléatoires quant à son interprétation lorsqu’elle est victime du mirage des sources
Benoît Puech donne à Benjamin Jordane beaucoup de ses traits, goûts, références et obsessions. Le premier trouve là un moyen d’aborder différemment la littérature et ses vertiges au sein d’un imaginaire, d’une érudition (réelle et inventée), d’un humour mais aussi d’une forme de mélancolie et d’une interrogation sur les objectifs de l’écriture de fiction.
Miroir dans le miroir, ou portrait dans le portrait, le faux-vrai écrivain propose ici en cette nouvelle un questionnement sur un missionnaire massacré (le Père Coupelle) dans la haute vallée du Yunnan où il exerçait son ministère et sur deux officiers qui s’affrontent mortellement au nom de cet ecclésiastique de légende (à plus d’un titre).
Cette nouvelle — qui déplace les temps — comme les textes qui l’accompagnent renvoient aux thèmes du double, de la duplicité, de la multiplication des apparences. La virtualisation du réel s’y donne libre cours. Puech et son double continuent à instaurer un vertigineux jeu de reflets entre la créature, Puech lui-même et les lecteurs plaisamment manipulés.
L’entreprise de dé-figuration est plus juste que toutes les auto-fictions et très proche sans doute de la réalité intérieure de l’auteur. Le principe d’incertitude d’une telle “jordanie” (dans lequel la compagne de la création il lootrice a eu une liaison avec l’auteur lui-même…) crée une vision punctiforme toujours renouvelée.
Les touches se complètent peu à peu loin des tristes cul-de-sac de toutes les fiction qui tournent en rond. L’oeuvre devient une sorte de réseau en rhizomes. D’autant que la fiction elle-même se complique — ou s’enrichit — de notices qui renvoient à d’autres textes.
Un tel tissage complexe des discours trament la vie d’un homme et d’un auteur qui l’a mis au monde comme sujets et objets dans les entrelacements au sein d’un “work in progress” qui va au-delà du roman, de la figure de l’écrivain, de la vie et de son mystère dans l’enchevêtrement des hypothèses et leur valse.
jean-paul gavard-perret
Jean-Benoît Puech, La mission Coupelle, Fata Motgana, Fontfroide le Haut, 2020, 56 p. — 13,00 €.